Samuel Paty, 5 ans après – Discours Mickaëlle Paty
« Madame la Maire, chère Delphine Bürkli,
Monsieur le Président d’Unité Laïque, cher Jean-Pierre,
Monsieur Basile Ader, représentant le bâtonnier de Paris,
Monsieur Alain Jakubowicz, président d’honneur de la LICRA,
Mesdames et Messieurs, chers professeurs, chers élèves, chers amis de la liberté, de l’émancipation, de la laïcité,
Il y a cinq ans, le 16 octobre 2020, mon frère Samuel a été assassiné par un terroriste islamiste. Massacré parce qu’il était professeur, parce qu’il exerçait son métier avec fidélité, parce qu’il avait osé enseigner la liberté d’expression au cœur d’une classe de la République. Cette date reste gravée en nous, indélébile. Elle n’est pas seulement le sceau d’un deuil intime, elle est une plaie ouverte sur la nation tout entière : sur nos consciences, sur l’École, sur la République elle-même. Je me tiens devant vous ce soir non pour attiser la souffrance – elle nous habite en permanence –, mais pour affirmer, avec calme et détermination, que nous ne capitulerons pas. Je parle en sœur endeuillée, en citoyenne engagée, en alliée de ces innombrables enseignants qui, jour après jour, franchissent le seuil de leur école animés par le sens du devoir. Mon frère n’a pas succombé à une simple querelle passagère : il a été frappé pour ce qu’il incarnait, l’autorité sereine d’un professeur au service de la République laïque.

Ce soir, nous rendrons hommage à sa mémoire par des mots, et par les scènes théâtrales que nous offriront les élèves du lycée Camille-Claudel de Palaiseau, inspirées de la pièce d’Émilie Frèche, Le Professeur. Leur interprétation fera revivre la vérité poignante de ces jours terribles, la dignité d’un homme face à l’adversité, la solitude qui parfois l’étreint, et la noblesse infinie de ce métier. Je les remercie, eux et leurs enseignants, d’avoir choisi de porter cette part de notre histoire commune.
Cinq ans ont passé. Qu’avons-nous accompli ? Des commémorations multiples, des hommages essentiels. Des textes ont été adoptés, des circulaires émises, des mesures renforcées. Un procès a eu lieu, les coupables ont été punis selon les lois qu’ils avaient eux-mêmes foulées aux pieds et souillées. Pourtant, osons affronter la réalité : la pression islamiste sur l’École n’a jamais été aussi intense. Elle s’insinue dans les failles, se dissimule, use d’intimidations subtiles, manipule les réseaux sociaux, profite des craintes et des fatigues accumulées. Pire encore, une séduction pour l’« accommodement » contamine certains esprits : éviter les « ennuis », esquiver les « controverses », sauter un chapitre, éluder un débat, altérer un règlement pour ne pas « stigmatiser ». Ce que je nomme sans ambages la lâcheté des institutions – pas systématique, pas universelle, mais trop fréquente. Le « pas-de-vague » n’est rien d’autre qu’un tsunami dévastateur.
Et il y a cela que l’on désigne désormais comme l’« islamogauchisme » : cette alliance de fait, tantôt ingénue, tantôt calculée, entre l’idéologie islamiste et des franges du monde intellectuel, médiatique, associatif, académique, qui minimisent, justifient, adoucissent, et finissent par avaliser l’inacceptable. On déforme la laïcité en outil d’« oppression » ; on la fusionne délibérément avec la haine des fidèles ; on la dépeint comme un « frein » à l’« inclusion », ce terme totem des adversaires de la laïcité. Or c’est tout le contraire : la laïcité est la condition de l’égalité, de l’émancipation, de la paix civile. Elle ne s’oppose pas aux religions ; elle abolit les privilèges des dogmes dans la sphère publique.
Face à cette menace, une seule voie s’impose : celle de la clarté, du droit inflexible, et du courage indéfectible.
- Clarté d’abord : appeler les choses par leur nom. Prononcer « islamisme » quand il s’agit de cette idéologie totalitaire qui aspire à asservir l’école, la loi, les femmes. Jamais nous ne permettrons aux terroristes de s’exprimer au nom d’une communauté.
- Le droit ensuite : marteler que la loi est intangible. La loi de 1905, celle de 2004 sur les signes religieux à l’école, la Charte de la laïcité, les principes de neutralité du service public : ce n’est pas un menu à la carte. C’est le cadre partagé sans lequel l’École cesse d’être l’École. Appliquer le droit, ce n’est ni stigmatiser ni humilier ; c’est sauvegarder les vulnérables, assurer la liberté de conscience de chaque enfant, et maintenir l’autorité pédagogique de l’enseignant.
- Le courage enfin : celui des professeurs en première ligne, mais surtout celui des dirigeants qui doivent les appuyer sans faille. Le courage d’un proviseur qui résiste. Celui d’un rectorat qui réagit instantanément aux menaces. D’un maire qui impose la laïcité dans les services publics. D’un ministre qui s’exprime sans équivoque et protège concrètement. D’un parquet qui poursuit le harcèlement en ligne. Et celui d’une société qui défend ses enseignants comme elle secourait ses pompiers piégés dans les flammes.
Nous devons à Samuel bien plus que des silences rituels. Nous lui devons une École intrépide, qui enseigne sans trembler Voltaire, la caricature, la critique des religions, la liberté de conscience, la littérature, l’histoire dans toute sa plénitude. Des salles de classe où l’on débat d’idées, non d’identités. Des administrations qui n’exigent pas d’un enseignant qu’il s’excuse d’avoir enseigné. Des programmes respectés, appliqués uniformément. Et la protection absolue de l’État face aux menaces.
Je ne théorise pas : depuis cinq ans, des professeurs m’ont confié ces scènes récurrentes, comme un cauchemar qui se répète. Le chapitre sur la Shoah contesté, les leçons de SVT sabotées, les images de femmes scrutées, les cours d’arts plastiques suspectés, la musique proscrite, la minute de silence sabotée, l’enseignant filmé en secret, la note marchandée au nom de la « sensibilité ». Toujours la même tactique : intimider, repousser, semer la terreur. Et trop souvent, la même réaction : minimiser, « temporiser ». Ce verbe est synonyme de capitulation.
Ce soir, à tous les professeurs de France, je dis : vous n’êtes pas isolés. Vous avez le droit et l’obligation d’enseigner ; nous avons l’obligation de vous protéger. Aux élèves : la laïcité n’est pas votre ennemie, elle est votre alliée. Elle vous préserve de toute imposition de foi, d’interdits, d’ordres. Elle vous offre un espace pour réfléchir, douter, évoluer, explorer.
Aux parents : l’école n’est pas un commerce où l’on commande un savoir sur mesure. C’est un bien commun. On n’y censure pas la connaissance, on n’y substitue pas la croyance à la science, on n’y intimide pas un professeur. On y confie ses enfants pour qu’ils acquièrent ce que nous ne pouvons toujours leur donner, pour qu’ils deviennent des citoyens républicains.
Aux responsables publics : la laïcité ne se réinvente pas au gré des scandales. Elle s’applique. Toute indulgence, toute connivence, tout abandon, toute directive floue envoie ce signal aux intimidateurs : « Persévérez, cela fonctionne. »Eh bien non, cela ne fonctionnera plus. L’institution doit tenir bon ; l’enseignant ne doit pas plier.
Avec mes compagnons d’Unité Laïque, permettez-moi d’énoncer quelques exigences simples, concrètes et vitales :
- Protection immédiate et effective des enseignants en danger. Quand un professeur est visé en ligne, l’école, le rectorat, la police, la justice doivent intervenir dans l’heure, non des semaines après, quand il est trop tard. Les plateformes doivent être obligées d’effacer sans délai les contenus de harcèlement et de doxing.
- Formation rigoureuse à la laïcité et aux faits religieux pour tout le personnel, initiale et en continu. Pas de vernis superficiel, mais une expertise réelle, doublée d’un soutien juridique accessible à tout instant.
- Appui hiérarchique clair et ferme. Un enseignant fidèle aux programmes et à la loi n’a pas à s’expliquer. L’institution assume, reçoit les familles, explicite le droit, sanctionne les menaces ou les infractions.
- Fermeté absolue sur les principes. La neutralité du service public n’est pas négociable, l’autorité de l’enseignant n’est pas négociable, l’égalité filles-garçons n’est pas négociable, l’intégrité scientifique des cours n’est pas négociable. Les « arrangements » qui sapent l’unité scolaire doivent disparaître.
- Soutien civique. Les communes, les bibliothèques,les maisons de quartier, les associations républicaines doivent relayer la culture laïque : expositions, lectures partagées, débats, aide aux familles, éducation aux médias. Ce combat est autant culturel que légal.
Je sais que certains cherchent à caricaturer notre lutte en réflexe « identitaire », en hostilité antimusulmane, voire, pour les plus acharnés, en islamophobie. Je le réaffirme : la laïcité ne classe pas les croyances ; elle les protège toutes tant qu’elles obéissent à la loi. Elle affranchit la foi de l’appétit de pouvoir, et l’État de l’emprise dogmatique. Elle permet la fraternité entre indifférents, croyants et athées, dans un espace partagé qui n’avantage personne.
Mon frère chérissait son métier. Il aimait faire lire, inciter à la réflexion, il aimait voir un élève se redresser, illuminé par une découverte. Il savait que l’École répare des existences, élargit les perspectives, métamorphose les destins. Il savait aussi, hélas, que l’École peut être assaillie, que la peur peut s’y insinuer. Mais il n’aurait jamais toléré que la peur triomphe. Ce soir, je vous implore cette loyauté : que la peur ne l’emporte pas.
Bientôt, les élèves feront vibrer des mots et des gestes qui exprimeront mieux que moi comment un professeur est avant tout une voix s’adressant aux consciences. Écoutons-les comme nous aurions écouté Samuel. Que leur écho porte cette revendication : que l’École redevienne pleinement sa vocation – une promesse d’émancipation, de raison, de liberté, d’égalité.
Je remercie la Mairie du 9e de nous recevoir en cette salle Rossini, le Barreau de Paris pour son soutien, Unité Laïque pour avoir réuni ce soir les gardiens de la digue républicaine. Je salue avec respect et affection Alain Jakubowicz, qui interviendra bientôt pour souligner le rôle de la lutte contre le racisme et l’antisémitisme dans notre cause commune. Merci à chacun d’être présent : votre venue n’est pas un hommage formel – c’est un serment.
Sans école laïque, point de République. Sans professeurs respectés, protégés, épaulés, point d’école laïque. Et sans cela, si nous laissons pas à pas les intimidations imposer le silence, tout s’effondre. Engageons-nous donc :
- à rejeter les ambiguïtés qui affaiblissent ;
- à imposer la loi dans sa totalité ;
- à soutenir ouvertement les enseignants ;
- à faire de la laïcité non un mot d’ordre, mais une réalité quotidienne.
Cinq ans se sont écoulés. Un procès a condamné les complices de l’assassin. La douleur persiste, mais elle peut se muer en force. Que cette force soit notre riposte : une force de droit, de culture, de République. Pour Samuel, pour ses pairs, pour nos enfants.
Je vous remercie. »
Discours de Mickaëlle Paty, sœur de Samuel Paty
Hommage à Samuel Paty, 16 octobre 2025
