Samuel Paty, 5 ans après – Discours Alain Jakubowicz

« 23 janvier 2002 , le monde entier est frappé d’effroi en voyant apparaître sur les écrans le corps d’un homme décapité. La scène se déroule à Karachi, au Pakistan. Les assassins appartiennent à un groupe armé proche de Daech. L’homme s’appelle Daniel Pearl. Il est américain. Il est journaliste. Il est juif. Les derniers mots que ses bourreaux l’obligent à prononcer sont les suivants : « Mon père est juif. Ma mère est juive. Je suis juif ».

18 ans plus tard, chez nous, dans la région parisienne, un homme est froidement assassiné en pleine rue à coups de couteau. Un nombre incalculable de coups de couteau. Son crime accompli, le meurtrier lui tranche la tête et la dépose à côté de son corps. Il sort alors son téléphone et prend un cliché de la scène qu’il envoie en Syrie avec ce commentaire : « j’ai vengé le prophète ». La victime s’appelait Samuel Paty. Il était professeur d’histoire-géographie dans un collège de la république française.

Au cours de ces 18 années d’autres victimes ont subi le même sort. Leurs noms sont pour beaucoup inconnus ou ont été oubliés.

Les américains James Foley, Stephen Sotloff, Peter Kassing en 2014. Et avant eux, Nick Berg, Paul Maschall et Eugène Amstrong en 2004.

En France, Hervé Cornara à Saint-Quentin Fallavier dans l’Isère, le 26 juin 2015. Il était employé dans une zone industrielle. Il a été décapité.

Jean-Baptiste Salvaing et sa compagne, Jessica Schneider, le 13 juin 2016 à Magnanvilles dans les Yvelines.

Le père Jacques Hamel dans son église de Saint Étienne du Rouvray, le 26 juillet 2016.

Laura Paumier et Mauranne Harel, le 1er octobre 2017 à la Gare Saint-Charles de Marseille.

Le colonel Arnaud Beltrame le 24 mars 2018 à Carcassonne

Nadine Devilliers, Simone Barreto Silva et Vincent Loques le 29 octobre 2020 dans la basilique Notre-Dame à Nice

Enfin, Dominique Bernard professeur de philosophie, le 13 octobre 2023 à Arras, dans le Pas-de-Calais.

Quels sont les points communs entre ces assassinats ?

L’utilisation d’une arme blanche et le fondamentalisme islamique. La haine de l’Occident. La haine des juifs. Et surtout la haine de tout ce qui n’est pas musulman. Pardon, de tout ce qui n’est pas musulman fondamentaliste, fanatique de la charia.

Ces actes participent d’un projet qui vise à remplacer les lois de la République, les lois civiles et démocratiques de nos Etats de droit par la loi de Dieu, selon l’interprétation de leurs auteurs.

Trois étapes : imposer la charia, établir un État islamique sur le modèle de Daech en Afghanistan, réunifier le monde musulman sous un califat unique.

Dans notre histoire, l’assassinat de Samuel Paty, puis celui de Dominique Bernard, revêt une place particulière, au même titre que l’attentat contre Charlie Hebdo le 7 janvier 2015, dont Samuel Paty est la 13e victime, et les attentats du Bataclan et contre les terrasses de Paris le 13 novembre 2015.

Parce qu’ avec ces attentats, les Français ont pris conscience qu’ils étaient tous visés, que nous étions tous visés, sans distinction d’origine, de religion ou de statut social.

Jusqu’alors, seuls les juifs étaient visés. Cela avait été le cas dans l’attentat de la rue des Rosiers, dans celui de la rue Copernic. On considérait que tout cela était lié à des événements internationaux. Même l’horreur qui s’est produite à l’école Hozar a Thora de Toulouse le 19 mars 2012 n’a pas produit, au sein de la société française un électrochoc à la mesure de la sauvagerie de cet attentat. Trois jeunes enfants y ont été assassinés, une petite fille a été achevée à bout portant après avoir été trainée par les cheveux, et un enseignant déjà a été tué. Dans une école juive certes, mais un enseignant tout de même. Tout cela déjà au nom du Prophète.

Disons-le en peu de mots : jusqu’aux attentats de 2015 la majorité de nos concitoyens ne se sentait pas concernée parce que leurs enfants n’étaient pas scolarisés dans des écoles juives et qu’ils n’allaient pas faire leurs courses dans des hyper casher.

Le cas de Samuel Paty est encore particulier. Parce qu’il s’agit d’un professeur. Parce qu’il s’agit de notre école. Parce que Samuel Paty est un peu notre professeur à tous. Au lendemain de ce drame, nous avons été nombreux à penser aux professeurs qui ont marqué notre passage à l’école et parfois nos vies et nos destins.

Et puis il y a eu la symbolique de la décapitation, cet acte de sauvagerie qui consiste à couper un homme en deux, pour reprendre la formule de Robert Badinter.

Avec cet acte, un nouveau cap a été franchi.

Comme tous les fascistes, les islamistes testent patiemment, méthodiquement et graduellement les démocraties et les démocrates pour voir jusqu’où ils peuvent aller.

Ça a commencé à Creil en 1989, avec trois gamines qui ont tenté d’imposer le voile dans leur collège.

Ça a continué avec le voile intégral, le voile dans le sport, les horaires pour les femmes dans les piscines municipales, les tenues de plage, les dispenses scolaires, les repas halal. Puis est venu le temps des menaces, contre les policiers, les médecins, les professeurs, avec, en toile de fond, le chantage à « l’islamophobie ».

Les guerres commencent toujours par les mots et cette guerre-là, nous l’avons perdu…

A chacune de de nos faiblesses, à chacune de nos trahisons, une étape de plus est franchie,  dans la passivité et l’indifférence. C’est ainsi que l’ennemi progresse. Il a la patience, il a le temps, il a la détermination, il a la force du nombre et la puissance de l’argent.

La formule du pasteur Niemoller au lendemain de l’avènement d’Hitler n’a malheureusement pas pris une ride :

« Ils sont d’abord venus chercher les socialistes et je n’ai rien dit, parce que je n’étais pas socialiste,

puis ils sont venus chercher les syndicalistes et je n’ai rien dit, parce que je n’étais pas syndicaliste,

puis ils sont venus chercher les juifs et je n’ai rien dit, parce que je n’étais pas juif,

puis ils sont venus me chercher et il ne restait plus personne pour me défendre… »

Tous les extrémistes, en tous lieux et  de tous temps, ont toujours misé sur la faiblesse et la lâcheté… quand ce n’est pas sur la complicité.

Et puis il y a la peur, légitime, compréhensible, mais toujours mauvaise conseillère…

La peur est dans le programme, elle en est même une composante majeure.

Les islamistes n’ont pas réussi à nous imposer leur mode de vie, mais ils ont réussi à modifier le nôtre : Vigipirate, les contrôles dans les aéroports, les lieux publics, les salles de spectacles, les hommes en armes devant les écoles, les lieux de culte…

Ils n’ont pas réussi à nous imposer la censure, mais nous ont conduits subrepticement  à l’autocensure. Ce n’est ni la loi ni la jurisprudence qui conduisent à se taire. C’est la peur.

Combien de journalistes, intellectuels, écrivains, avocats, policiers, magistrats, responsables associatifs et religieux,  vivent aujourd’hui sous protection policière ?

L’objectif de ces fanatiques est de transformer notre monde.

Le vieux militant antiraciste que je suis a vu le combat antiraciste muter de l’universalisme hérité des lumières vers le communautarisme obscurantiste.

Aujourd’hui, les nouveaux « antiracistes » organisent des manifestations racisées interdites aux blancs, aux hommes, à ceux-ci ou à celles-là. On se réunit et on milite dans l’entre-soi, chacun étant essentialisé, assigné à identité, en fonction de la couleur de sa peau, de son sexe et de sa religion réelle ou supposée. Bref, le contraire de l’antiracisme.

Avec une dialectique diabolique, ils se livrent un véritable aïkido idéologique qui consiste à se servir de nos valeurs pour les retourner contre nous, dans le but d’imposer leur vision tribale de la société.

Ils se nourrissent de nos peurs, de nos lâchetés, de nos compromis et de nos compromissions.

Samuel Paty ne serait pas mort s’il n’avait pas été lâché.

Samuel Paty ne serait pas mort si son cours avait été repris dans toutes les classes de France, comme l’attentat contre Charlie hebdo n’aurait pas eu lieu si les caricatures avaient été reprises dans toute la presse mondiale.

En abandonnant ceux qui ont le courage, on les isole, on les désigne et on leur met une cible dans le dos.

Ce n’est pas en défilant dans les rues, en organisant des marches blanches et en déposant des fleurs sur les lieux de leurs crimes qu’on arrêtera la marche en avant de  ces « fous de Dieu ».

C’est en faisant en sorte qu’il n’y ait pas de nouvelle marche franchie, en faisant corps social, en faisant masse, en ayant conscience que nous sommes les plus nombreux. Ce n’est pas de courage dont nous avons besoin, c’est d’union et de détermination.  Nos différences sont notre force.

Revenons à des choses simples et arrêtons de rentrer dans le jeu de nos ennemis.

Préservons notre liberté d’expression en l’assumant haut et fort. Usons-en, abusons-en !

Arrêtons avec les adjectifs accolés à la laïcité qui la vide de son sens. Il n’y a ni laïcité ouverte, ni laïcité fermée, pas davantage de laïcité positive, plurielle ou de je ne sais quoi encore. La laïcité n’admet aucun relativisme. Ce n’est pas une auberge espagnole. Ce n’est pas non plus le règlement de copropriété œcuménique des religions dans la République auquel la réduisent trop souvent certains de nos politiques. La laïcité est le gage de notre liberté individuelle et commune, qui que nous soyons, en quel que Dieu que nous croyons ou ne croyons pas.

Nous n’avons pas pu sauver Samuel Paty. Soyons au moins à la hauteur du combat pour lequel il est mort. Au-delà de ce que nous lui devons, ce combat est le nôtre. »

Discours d’Alain Jakubowicz, avocat, président d’honneur de la LICRA
Hommage à Samuel Paty, 16 octobre 2025