Laïcité : pourquoi le ministre de l’Éducation devrait s’inquiéter.

Le Point, 23 décembre 2022

Pour Unité Laïque,
par Aline Girard, secrétaire générale d’UL

TRIBUNE – Le ministre de l’Éducation doit prendre des mesures fortes face aux atteintes à la laïcité à l’école, estime Aline Girard, d’Unité laïque.

Pour répondre à ce phénomène, encore faut-il bien le mesurer et bien l’évaluer à l’échelle nationale », déclarait, prudent, le ministre de l’Éducation nationale, Pap Ndiaye, à propos des entorses à la laïcité à l’école mesurées chaque mois par son ministère. À l’occasion de la Journée nationale de la laïcité du 9 décembre 2022, l’Ifop a publié une grande enquête dont Le Point s’est largement fait l’écho, visant à évaluer l’ampleur et l’évolution de ces atteintes au principe de neutralité religieuse dans l’espace scolaire.

Permettant de mesurer des problèmes qui ne sont pas signalés à l’administration, l’étude de l’Ifop montre que les signalements recensés par le ministère et publiés mensuellement ne sont que la partie émergée de l’iceberg d’une poussée du religieux beaucoup plus large. La « stratégie d’entrisme salafo-frériste » signalée par le Comité interministériel de prévention de la délinquance et de la radicalisation (CIPDR) et les services de renseignements territoriaux au mois d’août 2022 semble porter ses fruits si l’on en juge par une hausse des revendications vestimentaires (abayas, kamis) qui n’affecte pas que les zones d’éducation prioritaire, sans surprise le plus touchées.

Autocensure

Que nous dit cette étude que ne nous dit pas le ministre de l’Éducation nationale et qu’il devrait nous dire ? Que plus de la moitié des enseignants se sont déjà autocensurés pour éviter de possibles incidents sur les questions de religion. Jean-Pierre Obin, dans son rapport de 2004 Les Signes et manifestations d’appartenance religieuse dans les établissements scolaires, avait très tôt signalé ces pratiques d’évitement, symptomatiques d’une anxiété croissante autour des questions de laïcité à l’école. Mais elles explosent aujourd’hui, deux ans après l’assassinat de Samuel Paty (56 % contre 36 % avant l’assassinat du professeur de Conflans-Sainte-Honorine). Cela ne vous alarme pas, monsieur le ministre ?

Atteintes à la laïcité

Depuis septembre 2021, près d’un enseignant sur deux a été confronté à des atteintes à la laïcité durant la vie scolaire, particulièrement dans les lycées publics (tentatives des élèves d’imposer le port de tenues vestimentaires religieuses, exigences alimentaires, contestation du calendrier scolaire, refus de la mixité, refus de jeunes filles de participer au cours de natation ou de sport, etc.). Aujourd’hui donc dans des établissements scolaires laïques, des élèves garçons refusent de donner la main à des élèves filles ; on exerce un chantage, photos à l’appui, sur des jeunes filles dévoilées dans l’enceinte de l’établissement ; on organise à la cantine des tables en fonction de la religion des élèves ! Que nous dites-vous de ces dérives obscurantistes, monsieur le ministre ?

À peine la moitié des enseignants a signalé à l’administration les élèves qui portaient une tenue religieuse dans l’enceinte de l’établissement. Ils reconnaissent n’avoir pas fait remonter à la hiérarchie le cas d’élèves qui portaient dans l’établissement ou lors de sorties scolaires des « couvre-chefs de nature confessionnelle ». Êtes-vous sûr, monsieur le ministre, que les statistiques que produit et publie votre ministère ont une réelle valeur ?

Complaisance

Une minorité significative du corps enseignant semble même avoir adopté une attitude complaisante, non seulement en ne signalant pas le port de signes religieux ostensibles à leur administration, mais aussi en ne demandant même pas aux élèves de les enlever… Des jeunes enseignants sont d’ailleurs favorables à ce qu’ils appellent un « assouplissement » des règles de la laïcité. Savez-vous, monsieur le ministre, que certains enseignants sont purement et simplement anti-laïques ? Avez-vous lu La Jeunesse française, l’École et la République, le livre de Iannis Roder, secrétaire général adjoint du Conseil des sages de la laïcité de l’Éducation nationale ? Un livre courageux, une lecture passionnante, mais dont on sort anéanti. Iannis Roder pose frontalement une question à laquelle vous devriez urgemment réfléchir : « Le corps enseignant est-il encore républicain ? »

Deux ans après l’assassinat de Samuel Paty, les trois quarts des enseignants estiment que le ministère de l’Éducation nationale n’a tiré les enseignements ni du drame ni « de la manière qu’a l’institution de gérer ces faits », mais aussi que la question de la mort de Samuel Paty angoisse une partie importante des enseignants et encore qu’un travail sur des caricatures de personnages religieux est une situation inenvisageable aujourd’hui pour près de deux enseignants sur trois. Quel effet peut bien avoir sur vous, monsieur le ministre, ce jugement sans appel du corps enseignant sur la gestion de votre ministère ? Comment arrivez-vous à dormir en sachant que vous maintenez dans une angoisse qui parfois prend aux tripes les professeurs de nos collèges et lycées ?

Dénoncer et affronter ces faits

Monsieur le ministre, il nous apparaît que vous devriez tirer les enseignements de cette utile enquête. Que vous suggérons-nous ? Révéler ces faits et ne pas laisser un institut de sondage les mettre sur la place publique. Dénoncer et affronter ces faits, donner des consignes claires à votre administration et soutenir fermement les équipes sur le terrain. Aurez-vous le courage de prendre les mesures propres à sauver, si ce n’est pas trop tard, l’école de la République ? À moins que, dans le fond, l’affaiblissement définitif de l’école laïque émancipatrice et l’abrogation de la loi de 2004 ne fassent partie des scénarios que vous envisagez pour l’avenir