Faut-il interdire l’abaya ?
Nathalie Heinich, sociologue, directrice de recherche au CNRS, membre du CA d’Unité Laïque, nous a aimablement transmis pour publication la version longue de l’article qu’elle a publié dans « Réforme », revue des protestants de France, en regard de la réponse – dont on connait hélas déjà le contenu avant même de l’avoir lue, de Jean Baubérot à la même question.
Oui, bien sûr, il fallait interdire l’abaya : on attendait cette décision depuis au moins un an. Et ce pour au moins quatre raisons.
Premièrement, le port de l’abaya dans les établissements scolaires est tout sauf isolé, contrairement à ce que prétendent les naïfs, les mal informés, ou les idiots utiles de l’islamisme. Selon Iannis Roder on a vu des lycées avec 150 à 200 abayas, et les statistiques mensuelles ont confirmé une tendance à la hausse. Et même s’il ne s’agissait que de cas isolés : renonce-on à mettre des pestiférés en quarantaine au motif qu’ils sont peu nombreux ?
Quarantaine, oui, car c’est bien d’une épidémie qu’il s’agit, et non d’un simple effet de mode. Et plus qu’une épidémie, c’est le début d’une campagne concertée, menée sur les réseaux sociaux par des prédicateurs islamistes visant à imposer progressivement une société « charia-compatible », comme le dit Florence Bergeaud-Blackler. D’où la similitude des éléments de langage utilisés pour justifier cette tenue, dictés par des « manipulateurs expérimentés et des communautaristes ingénieux », selon les mots de Kamel Daoud, qui s’y connaît en endoctrinement islamiste. C’est la deuxième motivation de l’interdiction : cette pratique résulte d’un embrigadement sectaire.
Islamiste, ai-je dit : la troisième raison est que, contrairement aux allégations hypocrites déniant à cette tenue tout caractère religieux au motif qu’elle ne relèverait pas d’une prescription religieuse, elle constitue bien une affirmation d’appartenance à une religion – et même à sa version fondamentaliste. L’abaya fait partie de l’arsenal des instruments normatifs signant une pratique rigoriste de l’islam, un « signe d’endoctrinement de l’islam politique », comme l’affirme Kahina Bahloul, première femme imam de France, qui a réclamé son interdiction. Il y a donc bien une atteinte caractérisée à la laïcité et à la loi de 2004 prohibant les signes religieux dans le cadre scolaire. Or la laïcité n’est pas une atteinte à la liberté religieuse mais un outil de préservation de la liberté de conscience, dont l’école devrait être le lieu par excellence d’expérimentation, celui où l’on s’extrait de sa communauté pour apprendre à penser. Comme le dit encore Kamel Daoud : « À l’école, on apprend. On ne défile pas. »
La quatrième raison est que, au-delà de l’atteinte à la laïcité, le port de l’abaya relève de ces tenues qui limitent la liberté des femmes et leur égalité avec les hommes. On a constaté d’ailleurs les effets bénéfiques de l’interdiction du voile sur la réussite scolaire des jeunes musulmanes. Inversement, en Iran, on sait ce que représente cette « police du vêtement » par excellence qu’est le port du voile en matière d’infériorisation des femmes. Car le voilement islamique a pour finalité de soustraire les musulmanes au libre marché des relations inter-individuelles pour les réserver à leurs coreligionnaires, comme l’explique Pierre Vermeren. C’est pourquoi invoquer la « liberté des femmes » de se vêtir à leur guise est une aberration individualiste, lorsqu’on sait que la normalisation des tenues soi-disant « pudiques » aboutit à la stigmatisation de toutes celles qui les refuseraient. La liberté des femmes, que devraient défendre les féministes, consiste d’abord à ne pas se laisser imposer les instruments de leur servitude. Mais les féministes se taisent ou, pire, soutiennent les manœuvres de ceux qui tentent d’effacer des générations de luttes pour l’égalité.
Embrigadement sectaire, restriction de la liberté de conscience, atteinte à l’émancipation féminine : l’argument de la « liberté » pour justifier le port de signes d’appartenance religieuse n’est décidément qu’un attrape-nigaud.
Seule parmi les partis politiques, LFI s’est opposée à l’interdiction, annonçant même vouloir saisir le Conseil d’État pour l’empêcher cette interdiction. Elle allie ainsi l’islamo-clientélisme à l’islamo-gauchisme pour prétendre dénier à l’abaya son statut de marqueur religieux tout en fustigeant la « haine anti-musulman » de ses opposants. Mais le radicalisme n’est pas à une contradiction près…
Un dernier mot, destiné aux lecteurs de Réforme : étant issue d’une famille en partie protestante, j’ai du mal à concevoir qu’un protestant puisse adouber une conception aussi tape-à-l’œil et superficielle de la foi que celle qui consiste à l’afficher en toutes circonstances, « tous voiles dehors »…
Nathalie Heinich