Charlie Hebdo : dix  ans d’aveuglement, de renoncements, de drames.

Peut-on encore croire au sursaut en ce début d’année 2025 ?
Tribune de Josiane Gasparini, membre d’Unité laïque

Il y a dix ans, le 7 janvier 2015, les frères Kouachi, petits délinquants radicalisés en prison au contact de salafistes proches d’Al-Qaïda, lobotomisés par une interprétation extrémiste et enragée de l’islam, perpétraient un carnage dans les locaux du journal satirique Charlie Hebdo. Sous les balles de ces deux déments transformés en machines de guerre au service d’une idéologie mortifère, des hommes et des femmes armés de leurs seuls crayons et de leur humour ont payé de leur vie leur impertinence, leur irrévérence, leur liberté de se moquer de tout et de tous. Leur crime, aux yeux de leurs bourreaux, fut de publier des dessins considérés comme blasphématoires à l’égard d’une religion.

Mais l’horreur ne s’arrête pas là. Le lendemain, Amedy Coulibaly tue une policière et le surlendemain, se réclamant de l’Etat islamique, il prend en otages, parce que juifs, employés et clients d’une supérette casher porte de Vincennes, à Paris. Il tue quatre d’entre eux avant d’être à son tour abattu lors de l’assaut donné par les forces de l’ordre.

Illustration signée C215

Manifestant leur dégoût et leur colère, plus de quatre millions de personnes ont défilé dans les rues de notre pays les 10 et 11 janvier. Des chefs d’État, venus du monde entier pour condamner cette folie meurtrière et apporter leur soutien à la France, ont marché à Paris à la tête d’un imposant cortège de plus d’un million et demi de personnes brandissant des pancartes appelant à la fraternité.

Le 16 janvier lors des obsèques de Charb, directeur du journal et dessinateur, Jean-Luc Mélenchon,  déclarait avec emphase et une émotion non feinte : « Charb, tu as été assassiné comme tu le pressentais par nos plus anciens, nos plus cruels, nos plus constants, nos plus bornés ennemis : les fanatiques religieux, crétins sanglants qui vocifèrent de tous temps “à bas l’intelligence, vive la mort”.

Charb, ils n’auront jamais le dernier mot tant qu’il s’en trouvera pour continuer notre inépuisable rébellion […]. Charlie vivra, le délit de blasphème sera abrogé dans la France concordataire. La laïcité brocardée et les laïcards moqués ont la preuve par Charb de leur sens complet. »

La gauche du renoncement

Las, il n’aura pas fallu longtemps pour que le ton change du tout au tout et que « l’inépuisable rébellion » s’éteigne. Trois petites années, un échec à l’élection présidentielle et quelques dizaines de milliers de voix manquantes pour accéder au second tour. Et sur la base d’un calcul douteux, la France insoumise, cotisant désormais au vocable « islamophobie » comme pour mieux affirmer sa distance vis à vis de la critique des religions dont Charlie avait fait sa marque, défilait le 10 novembre 2019 à l’appel du CCIF (Collectif contre l’islamophobie en France, dissous en 2021 pour provocation à la haine et à la violence). Sidérant nombre de leurs compagnons de route de la première heure, les députés LFI signaient collectivement une tribune publiée dans Le Monde à l’initiative du même CCIF,dénonçant le racisme de l’État à l’égard des musulmans et qualifiant de liberticides les lois sur l’interdiction des signes religieux à l’école et du port de la burqa dans l’espace public. Lors de cette manifestation, tout sauf républicaine, dans laquelle furent scandés des slogans religieux, on a pu voir une sénatrice écologiste se faire photographier, hilare, à côté de jeunes femmes voilées portant une étoile jaune comme pour mieux souligner que les lois promulguées en 2004 et 2010 relèveraient de la période du régime collaborationniste de Vichy. Cet affichage assumé des concurrences mémorielles, cette volonté de banalisation de ce que fut la déportation de plusieurs millions de juifs pendant la seconde guerre mondiale sont le témoignage d’une ignorance patente de notre histoire, sinon d’une volonté de la manipuler au profit d’un relativisme qui trouve, hélas, un écho dans notre société, nos salles de classe et nos universités.

Le terme islamophobie, jadis promu par les organisations islamiques, fait désormais florès au sein d’une certaine gauche qui l’a repris à son compte assimilant rejet de la religion musulmane et racisme. Celle-ci n’a de cesse de vilipender les républicains et les laïques rompant ainsi avec une longue tradition de la gauche luttant contre l’emprise religieuse. Rappelons que c’est l’adoption de la loi du 29 juillet 1881 sur la liberté de la presse, brillamment défendue par Clemenceau, qui a permis d’abroger le délit d’outrage aux religions, en d’autres termes le délit de blasphème. Cette lutte pour la liberté de conscience et d’expression et contre la mainmise des religions sur nos sociétés, a trouvé son point d’orgue et d’apaisement avec l’adoption de la loi de 1905 de séparation des églises et de l’État portée par Aristide Briand. 

Esprit Charlie, où es-tu ?

Alors, qu’avons-nous appris de ces événements tragiques ?  Notre société s’est-elle immunisée contre cette violence tout sauf spontanée qui cible ce que nous devrions chérir au plus haut point : notre liberté d’expression et notre goût de la fraternelle convivialité. Rien n’est moins sûr.

Après les morts de Charlie, de l’Hypercacher, nous avons aussi vécu la terrible soirée du 13 novembre 2015 et vu s’afficher la longue litanie des plus de cent morts au Stade de France, au Bataclan, dans les bistrots des 10è et 11è arrondissements, tombant sous les balles d’hommes tuant sans états d’âme au nom de Daesch ?

Le terrorisme islamiste a également frappé notre école en ce qu’elle est le lieu de l’émancipation, de l’exercice de l’esprit critique, de la transmission des savoirs et de notre mémoire collective; le lieu de la mise à distance de son identité pour s’ouvrir aux autres et construire un avenir commun et fraternel sans pour autant se renier ?  Les professeurs Samuel Paty et Dominique Bernard ont été sauvagement et lâchement assassinés en 2020 puis en 2023 par des islamistes, parce qu’ils s’attachaient à promouvoir les valeurs qui sont au cœur de notre école républicaine.

Malgré les déclarations ronflantes, l’émoi passé, le frileux « pas-de-vagues » a recouvert de son épais édredon les entorses à la laïcité dans les établissements scolaires. Les enseignants, qui doivent quelquefois composer avec leurs élèves pour pouvoir exercer leur métier, qui n’effleurent qu’avec précaution tout un pan d’un programme scolaire pourtant obligatoire, sont rarement accompagnés et soutenus. Les enseignements de la Shoah et de la colonisation font l’objet d’âpres négociations et sont remis en cause.

Doit-on égrener la longue liste des enseignants molestés, menacés ces dernières années pour avoir résisté à cette pression ? Quid de cette professeure de lettres agressée, insultée pour avoir projeté dans le cadre de son enseignement un tableau du XVIIème siècle, « Diane et Actéon », peint par le  cavalier d’Arpin et représentant une scène mythologique avec des femmes dénudées ? Quid de cette enseignante d’EPS, giflée et insultée pour avoir demandé à une élève de retirer son voile dans l’enceinte du lycée comme le prévoit la loi de 2004 ou encore de ce proviseur invité à prendre une retraite anticipée après avoir reçu des menaces de mort sur les réseaux sociaux pour la même raison ?

Doit-on passer par pertes et profits la souffrance de la jeune Mila, harcelée et menacée de mort pour avoir qualifié l’islam de « religion de haine » après que sur les réseaux elle avait été insultée pour avoir parlé de son homosexualité ?  Que dire de la Garde des Sceaux de l’époque, Nicole Belloubet, qui, en pleine confusion, déclarait à propos de cette affaire : « L’insulte à la religion c’est évidemment une atteinte à la liberté de conscience, c’est grave, mais ça n’a pas à voir avec la menace [de mort] » et réinstaurait de fait le délit de blasphème. Là encore le « oui mais » et la prudence coupable ont fait des ravages. 

Alors, où trouver un peu d’espoir et d’énergie pour revivifier nos combats ? Sans conteste auprès des laïques qui œuvrent dans leurs associations, dans leurs partis respectifs. Même si leurs voix ont du mal à se faire entendre dans le tohu-bohu de celles et ceux qui brandissent les anathèmes.

L’Europe à la traîne et les femmes iraniennes aux avant-postes

Peut-on s’attendre à une prise de conscience au niveau européen pour lutter contre l’islam politique ?

Qui a oublié le sofagate qui a vu Ursula Van Der Leyen humiliée par Erdogan en avril 2021 ? Et le sursaut ne viendra pas du Conseil de l’Europe qui en novembre de la même année, lançait la scandaleuse campagne (cofinancée par l’UE) de promotion du port du voile intitulée (n’ayons pas peur de manier l’oxymore), « La liberté dans le hijab ».

Le dernier camouflet, resté sans réaction de la part des autorités concernées, date de janvier 2025. La ministre allemande des Affaires Étrangères, Annalena Baerbock s’est rendue en Syrie, dûment chaperonnée par le ministre français Jean-Noël Barrot, afin de rencontrer le nouvel homme fort du pays. Cet islamiste notoire a refusé devant les caméras de lui serrer la main, la renvoyant à sa condition de femme avant de voir en elle la représentante de l’Allemagne. Dans une déclaration lénifiante, la ministre, certes un peu désarçonnée et venue selon ses dires s’assurer que la Syrie d’après Assad serait inclusive, notamment à l’égard des femmes, assurait qu’il n’y avait pas d’affaire. Après tout, Damas vaut bien une rebuffade. La suite nous dira si ces génuflexions seront récompensées.

En attendant, ce sont les courageuses femmes iraniennes qui mènent le combat pour échapper au patriarcat et aux diktats vestimentaires. Au cri de « Femmes, Vie, Liberté », elles affrontent la police des mollahs au risque de leur vie. Elles endurent des violences inouïes et pourtant elles continuent de se battre. On attendrait des néo-féministes de nos pays qu’elles se mobilisent pour apporter un soutien massif à leurs sœurs de détresse. Elles ne sont manifestement pas au rendez-vous, occupées à stigmatiser les laïques, à promouvoir « l’embellissement des femmes par le voile » et les réunions « non mixtes racisées », dans lesquelles elles officient en tant que grandes prêtresses des luttes intersectionnelles. Les victimes qui ne sont pas dans la bonne case de leur point de vue ne sont pas dignes de considération. Elles sont invisibilisées, rejetées comme les femmes juives violées et massacrées le 7 octobre.

Le courage vient de nos amis du Maghreb

L’arrestation arbitraire mi-novembre 2024 de Boualem Sansal à Alger a soulevé à juste titre l’indignation de tous ceux qui admirent l’écrivain.  Alors, c’est par la mobilisation, sans barguigner, auprès de celles et ceux qui ont fui une Algérie martyrisée par les islamistes au cours la décennie noire que le combat pour la liberté et la dignité fait sens.

Kamel Daoud et Boualem Sansal nous montrent le chemin du courage. Ils portent à bout de bras et au péril de leur liberté et de leur vie, le flambeau de la liberté d’expression. Ils dénoncent la collusion entre un régime mafieux et des religieux bornés et avides qui ont mis en coupe réglée tout un peuple, ont sauvagement assassiné près de 200 000 personnes et théorisé l’enfermement des femmes. En promulguant une loi dite de concorde civile le gouvernement algérien a voulu faire oublier les crimes et les viols commis par les « barbus ». Il a ainsi sciemment privé de justice les victimes et de mémoire tout un peuple.

Lisons ce qu’écrivent ces deux grands écrivains à ce propos :

 « Le cimetière [..] était une plaie béante, un charivari irrémédiable ; on excave à la pelle mécanique […] Les hommes meurent comme des mouches, rien n’a de sens. [Chaque jour] on enterre de nouvelles victimes du terrorisme [islamiste]. Il sévit à grande échelle. […] Nous l’appellerions génocide, n’était le refus des acteurs. » (Boualem Sansal, Le serment des barbares 1999)

 « Le rapport à la femme est le nœud gordien […] dans le monde d’Allah. La femme est niée, refusée, tuée, voilée, enfermée ou possédée. Cela dénote un rapport trouble à l’imaginaire, au désir de vivre, à la création et à la liberté. »  (Kamel Daoud, Le Monde, 2020)

Tout est dit. Pour ces prises de paroles et leurs écritsleur plume est aussi puissante que le crayon des caricaturistes –  ils sont méprisés, accablés d’injures par les thuriféraires du multiculturalisme et des « accommodements raisonnables »; par ces essentialistes, qui ne leur pardonnent pas de sortir de la place qu’ils entendent leur assigner.

En ce début d’année 2025, le combat contre l’obscurantisme, notamment religieux, la lutte pour l’émancipation, la liberté et la fraternité sont plus que jamais d’actualité. La laïcité, cette singularité française, est observée et enviée de par le monde ; nous en avons chaque jour des témoignages. Nous devons être à la hauteur de notre message universaliste et fraternel et nous montrer sans faiblesse envers ceux qui tentent de le défigurer.

Josiane Gasparini, membre d’Unité laïque