Pour les Juifs D’Auschwitz à Khan-Younès
Quatre-vingts ans après la libération du camp d’Auschwitz, l’impérieux devoir de continuer à dénoncer sans faiblesse l’antisémitisme au nom de notre commune
humanité : Tribune de Josiane Gasparini, membre d’Unité laïque
Les portes de l’Enfer
“Lasciate ogni speranza voi ch’entrate” Dante, l’Inferno.
Le 27 janvier 1945 s’ouvraient les portes de l’enfer. L’armée rouge dans son avancée face à l’armée nazie libérait le camp d’Auschwitz-Birkenau. Nul ne peut oublier les images qui commencèrent alors à parvenir dans l’Europe dévastée par la guerre, de ces hommes et femmes hâves, émaciés, faméliques, hagards, apeurés, le regard vide, muets car ils avaient traversé l’indicible, brisés au plus profond de leur être comme si les épreuves endurées avaient effacé en eux toute étincelle de vie, d’espoir, d’humanité.
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Il a fallu des années pour que les rescapés aient la force de raconter leur calvaire, de braver leur propre culpabilité d’avoir survécu quand des millions d’autres, leurs proches, leur famille, avaient laissé leur vie dans ces antres de mort. Des millions d’hommes, femmes, enfants ont disparu sans sépulture, leur nom et tous leurs rêves se sont dilués dans les noires fumées qui montaient jour et nuit des cheminées des camps de Treblinka, Sobibor, Belzec, Chelmno, Maidanek et Auschwitz-Birkenau.
De 1942 à 1943 les Nazis exterminèrent ainsi dans les chambres à gaz des cinq premiers camps sis en Pologne plus de deux millions de juifs polonais, conformément au plan détaillé lors de la conférence de Wannsee de janvier 1942 qui actionna la mécanique irrépressible de « la solution finale de la question juive ». Les Nazis rasèrent à partir de 1943 les chambres à gaz et les fours crématoires des camps polonais dans le but d’effacer les traces de leur crime devant l’histoire.
Vichy ou la trahison des Lumières
Dès la signature de l’armistice de juin 1940, dans une France en déroute, dont une partie de la classe politique et des intellectuels étaient travaillés depuis des décennies par un antisémitisme abject dont l’affaire Dreyfus fut le point de cristallisation, Pétain s’aligna sans retenue sur les lois « raciales » de l’Allemagne nazie et de l’Italie fasciste. Le statut des juifs proclamé par le régime de Vichy fut un crachat au visage de ces juifs des Lumières qui, en 1870, comme les Bloch ou les Dreyfus, firent le choix de quitter l’Alsace de leurs ancêtres pour opter pour la nationalité française et la promesse des droits de l’homme et du citoyen :
« Nul ne peut être inquiété pour ses opinions, même religieuses, pourvu que leur manifestation ne trouble pas l’ordre public établi par la Loi » (article 10 de la Déclaration du 26 août 1789).
Tournant le dos à la France des Lumières et de la Révolution Française, le gouvernement de Vichy déclina les ordonnances qui allaient enclencher la machine infernale de la traque des Juifs, des étrangers, des résistants, souvent les mêmes.
Que l’on juge de l’indignité de la France collaborationniste :
- le 22 juillet 1940 le gouvernement de Vichy met en place la loi de dénaturalisation des étrangers (« métèques ») naturalisés après la Première guerre mondiale et dans les années 1930. Parmi eux, plus de 6 000 Juifs ayant fui les pogroms de Russie et d’Europe orientale, mais aussi des Arméniens victimes du génocide perpétré dans l’empire ottoman entre 1915 et 1923 ;
- le 3 octobre 1940, les Juifs sont exclus de la fonction publique, de l’armée, de l’enseignement et de la presse. Des dizaines d’universitaires sont contraints de quitter leurs postes. Ces interdictions professionnelles seront complétées et augmentées tout au long de l’année 1941, ainsi que les lois réglementant l’accès des Juifs à la propriété foncière et aux commerces ;
- le 4 octobre 1940, est autorisé l’internement immédiat des Juifs étrangers arrêtés par la police française mise au service de la politique de l’Allemagne nazie. Hommes, femmes, enfants furent regroupés dans des camps d’internement (Drancy, Pithiviers, Beaune-la-Rolande, …) avant d’être déportés dans des camps d’extermination en Pologne et en Allemagne ;
- le 7 octobre 1940, le gouvernement de Vichy abroge le décret Crémieux du 24 octobre 1870 et le senatus-consulte du 14 juillet 1865 qui accordaient aux Juifs d’Algérie la citoyenneté française. Ils rejoignirent en nombre l’armée alliée en 1942 lors du débarquement en Afrique du Nord ;
- le 31 octobre 1940, les Juifs du département de la Seine sont recensés par la préfecture ;
- le 14 mai 1941, sur la base de ces recensements, la police française convoque près de 7 000 Juifs de la région parisienne et en arrêtent plus de 3 000, principalement de nationalités polonaise ou des apatrides. Après cette rafle dite « du billet vert », ils sont internés dans les camps de Pithiviers et Beaune-la-Rolande. Ils feront partie des convois de l’été 1942 vers Auschwitz-Birkenau. Parmi eux, un certain Daniel Finkielkraut, père du philosophe Alain Finkielkraut, membre de l’Académie française. Il fut l’un des rares survivants ;
- le 2 juin 1941, le recensement des Juifs s’étend à l’intégralité du territoire (zone occupée et zone libre) ;
- Le 12 décembre 1941, la « rafle des notables », destinée à décapiter la communauté juive, comme le firent les Ottomans avec les Arméniens le 24 avril 1915. Lorsque, quelques semaines plus tard, ils montèrent dans le train vers la mort, à Compiègne, tous, anciens combattants de 14-18 voire de 40, grands commis de l’Etat, grands Français, portaient leurs décorations, devant les gendarmes anéantis et honteux ;
- le 29 mai 1942, le port de l’étoile jaune est imposé aux Juifs de la zone occupée par les Allemands ;
- en juillet 1942, le service allemand des affaires juives donne ordre d’arrêter tous les Juifs de la zone occupée. Ils seront raflés par neuf mille policiers et gendarmes français sur ordre du gouvernement de Vichy, internés au Vélodrome d’Hiver puis déportés dans les camps d’extermination en novembre 1942, en rétorsion au débarquement allié en Afrique du Nord ;
- le 11 novembre 1942, l’Allemagne envahit la zone libre et les lois allemandes s’appliquent désormais partout ;
- en février 1944, les Allemands lancent la campagne de propagande dite de « l’affiche rouge » dénonçant un prétendu complot judéo-bolchévique censé accréditer l’idée de la responsabilité des Juifs et des étrangers dans la Résistance communiste. Vingt-trois résistants du groupe Manouchian, en majorité juifs, furent arrêtés, torturés, fusillés. Missak Manouchian et ses compagnons sont désormais au Panthéon.
Ils étaient la France
Entre 1942 et 1944, près de 80 convois de déportation sont partis de France à destination d’Auschwitz.
Ils étaient vingt et cent, ils étaient des milliers
Nus et maigres, tremblants, dans ces wagons plombés
Qui déchiraient la nuit de leurs ongles battants
Ils étaient des milliers, ils étaient vingt et cent.
Jean Ferrat, Nuit et Brouillard
Près d’un million de Juifs périrent à Auschwitz-Birkenau ainsi que des milliers de résistants, d’opposants aux nazis, des communistes, des tziganes, des homosexuels qui ne correspondaient pas à l’image de « l’homme nouveau », de l’aryen viril et triomphant, portée par la propagande des nazis et des fascistes.
Tous avaient des rêves, des ambitions pour eux-mêmes et leurs enfants. Tous aimaient la France passionnément. Vichy les a trahis, livrés à leurs bourreaux. Et pourtant notre pays leur doit ses plus beaux fleurons. Ils font partie de ces « étrangers qui ont fait la France », pour reprendre le titre de l’ouvrage de Pascal Ory.
Georges Perec, un des grands noms de la littérature française, est né de parents juifs polonais. Son père engagé volontaire dans la légion étrangère est mort pour la France en 1940, sa mère fut déportée en 1943 à Auschwitz et y mourut.
Mnacha Tenenbaum, Juif russe, né en 1886 dans l’actuelle Dnipro en Ukraine, émigré en France en 1905, s’engage volontairement dans l’armée française pendant la première guerre mondiale ; il est naturalisé français en 1928. En juin 1942, il est contraint, à son grand désespoir, lui qui se considérait comme un français parmi les autres, de porter l’étoile jaune. Il fut déporté en septembre à Auschwitz et n’en revint pas. Son fils Jean, connu sous le nom de Jean Ferrat, caché et sauvé par des résistants dans le maquis, est l’auteur des plus beaux textes du répertoire de la chanson française.
Lucien Ginsburg (Serge Gainsbourg) est né à Paris en 1928 de parents juifs russes. Naturalisés en 1932, ils furent « dénaturalisés » par Vichy et durent fuir en zone libre pour échapper aux rafles.
Boris Cyrulnik, l’éminent psychiatre, est né à Bordeaux en 1937 dans une modeste famille juive d’origine polonaise arrivée en France en 1930. Ses parents furent arrêtés en 1942 et déportés à Auschwitz où ils moururent gazés. Lui sera caché par un réseau d’entre-aide jusqu’à la libération et sauvé de la mort.
Georges Charpak est né en 1927 en Pologne. Ses parents, de modestes commerçants juifs, émigrent en 1931 en France et s’installent à Paris. En 1942, refusant de porter l’étoile jaune, les Charpak passent en zone Sud et échappent ainsi à la rafle du Vel’ d’Hiv. Georges Charpak, inscrit sous un faux nom en classes préparatoires à Montpellier, intègre un réseau de résistants. Il est arrêté en 1943 par la police française puis livré aux SS qui le déportent à Dachau. Libéré par les Américains en 1945, il terminera ses études à l’École des Mines de Paris, obtiendra enfin en 1946 la nationalité française et consacrera sa vie à la Science et à l’enseignement. Le prix Nobel de Physique récompensera ses travaux en 1992.
Simone Veil fut raflée à Nice en mars 1944 ; internée avec sa famille au camp de Drancy, elle fut déportée à Auschwitz où elle perdra une partie des siens. Elle devint la première présidente du Parlement Européen.
Nous pourrions encore citer Henri Krasucki, secrétaire général de la CGT entre 1982 et 1992, dont le père juif polonais et militant communiste fut déporté et gazé à Auschwitz en 1943. Compagnon de lutte de Missak Manouchian, lui-même fut arrêté et torturé pour ses activités dans un réseau communiste de résistants puis expédié avec des centaines de juifs à Birkenau. Il fut l’un des rares rescapés de son convoi.
Nous devons à Primo Levi, scientifique italien, résistant, juif, libéré en 1945 d’Auschwitz, l’un des premiers témoignages de l’horreur des camps : « Si c’est un homme » publié en 1947.
Considérez si c’est un homme
Que celui qui peine dans la boue,
Qui ne connaît pas de repos,
Qui se bat pour un quignon de pain,
Qui meurt pour un oui pour un non.
Considérez si c’est une femme
Que celle qui a perdu son nom et ses cheveux
Et jusqu’à la force de se souvenir,
Les yeux vides et le sein froid
Comme une grenouille en hiver.
N’oubliez pas que cela fut,
Non, ne l’oubliez pas :
Gravez ces mots dans votre cœur.
Pensez-y chez vous, dans la rue,
En vous couchant, en vous levant ;
Répétez-les à vos enfants.
Le travail de mémoire, notre devoir commun
Témoigner, témoigner jusqu’au bout, c’est ce que font encore aujourd’hui, inlassablement, Ginette Kolinka et Yvette Levy, désormais centenaires ou presque et qui nous racontent avec leurs mots simples, sans fard, mais tellement percutants, l’entreprise de déshumanisation des déportés menée par les Nazis :
« Du jour où je suis rentrée dans le camp de Birkenau, j’ai perdu tout ce qui était mon être humain. Je suis devenue… plus rien du tout. […] On vous met nue. Moi, je n’ai pas vu d’hommes, mais des femmes, vous ne les connaissez pas, on vous met nue. Ça a été pour moi la pire des choses. Et puis après, on va vous tatouer, on va vous enlever vos cheveux, les poils du sexe, toujours devant tout le monde. Vous imaginez, les poils du sexe ? C’était pour nous humilier. [ …] Les kapos, parlaient de nous comme des « stücks » c’est à dire des débris et non des humains ».
Le travail opiniâtre des historiens et du Mémorial de la Shoah a permis de restituer les noms et l’histoire de ces millions de Juifs, de ces familles ordinaires qui furent happées dans la tourmente. Et chacun d’entre nous doit s’en saisir pour garder vivante cette mémoire et accomplir l’impérieux devoir de la transmettre.
Alors, qu’il me soit permis d’évoquer ici, la mémoire d’Élie, de Marcel et de Blanche Roffé, arrêtés par la Gestapo et des policiers français, au lever du jour à Apt. Dans cette petite bourgade tranquille du Sud de la France, en lisière de ce Comtat Venaissin dans lequel les « Juifs du Pape » ont vécu des siècles durant dans les « carriero » à l’abri des persécutions des rois de France, y exerçant d’humbles petits métiers, les Roffé étaient photographes. Ils ont partagé des années durant le quotidien de leurs voisins, fixant à leur demande sur pellicule les moments de bonheur, mariages, baptêmes et communions, et ceux plus dramatiques du départ à la guerre des pères et frères sanglés dans leurs uniformes. Ils ont été embarqués manu militari par la Gestapo en 1943 et déportés sans retour à Auschwitz. Leurs amis hébétés, impuissants, avaient eu pour toute explication le mot « Juden ». Les Roffé étaient juifs, la belle affaire ! Qui s’en souciait tant leur mode de vie était conforme aux us de cette petite ville. Cette scène, dans sa brutalité, son absurdité, devait rester dans leur mémoire jusqu’à la fin de leurs jours. Elle leur avait fait prendre conscience de l’horreur des temps et de la férocité des hommes. Sa seule évocation les glaçait de peur et de honte. Les Roffé ont légué aux générations qui ont suivi, à travers les photos retrouvées dans leur atelier abandonné au petit matin, tout un pan de l’histoire de ce pays d’Apt.
Nombre de ces déportés furent dénoncés qui par leur concierge, qui par leurs collègues de travail ou leurs voisins répondant à des pulsions comme la jalousie, l’avidité, la vengeance, la bêtise, la cruauté : toute cette gamme de traits humains qui peuvent conduire aux actions les plus viles. D’autres, en revanche, furent sauvés, protégés, par des gens ordinaires, des « Justes » qui furent autant de pépites de lumineuse humanité dans cette gangue fangeuse, sordide, de la barbarie dans laquelle les humains pouvaient s’enliser et sombrer.
L’urgence et la nausée
Le 27 janvier dernier a eu lieu sur le site d’Auschwitz une cérémonie de commémoration en présence de chefs d’État, de têtes couronnées, de personnalités venues de toute l’Europe, du Canada, des USA, d’Argentine… Elle était émouvante, nécessaire mais les paroles prononcées, même fortes, resteront lettre morte si les autorités ne prennent pas à bras le corps la question de l’enseignement de la Shoah en direction des plus jeunes dont on connaît la vulnérabilité aux thèses négationnistes et à l’antisémitisme qui ont libre cours sur les réseaux sociaux.
À l’heure où les repères se brouillent, où le mot génocide est employé sans précaution et ad nauseam dans le débat public, à l’heure où les références sont détournées, les mots travestis, à l’heure où l’abject oxymore « nazi-sionisme » est affiché en guise de provocation par les criminels du Hamas sur un calicot lors de la mise en scène obscène à Khan Younès de la libération d’otages apeurés à qui on intime l’ordre de saluer et remercier leurs bourreaux, à l’heure où le président algérien, Abdelmadjid Tebboune, qualifie la France de « macronito-sioniste » et fait un parallèle avec la rafle du Vel’ d’Hiv pour évoquer la prétendue politique du gouvernement français à l’égard des Algériens de France, à l’heure où l’expression « Français de papier » ressurgit, à l’heure où l’on pourrait considérer les personnes non pour leurs actes mais pour leur présumée identité, on ne peut que ressentir de l’écœurement devant cette banalisation, voire cette négation d’une des plus grandes tragédies du XXème siècle.
La Shoah n’est pas l’affaire des seuls Européens comme le laissent entendre ceux qui l’instrumentalisent et en réduisent la dimension pour dénier toute légitimité à l’État d’Israël.
La Shoah est une tâche sur l’histoire de l’humanité tout entière. Il nous appartient à tous juifs, non juifs, croyants, agnostiques, athées, de perpétuer le travail de mémoire au nom de notre humanité commune et de dénoncer sans relâche cette barbarie. Nous en avons la responsabilité devant les jeunes générations afin que les prêcheurs de haine, les falsificateurs de l’histoire, les entrepreneurs de concurrences mémorielles, les contempteurs de l’universalisme des Lumières ne viennent nous plonger à nouveau dans la nuit et le brouillard.
Schwarze Milch der Frühe wir trinken dich nachts
wir trinken dich mittags der Tod ist ein Meister aus Deutschland
wir trinken dich abends und morgens wir trinken und trinken
der Tod ist ein Meister aus Deutschland sein Auge ist blau
er trifft dich mit bleierner Kugel er trifft dich genau
ein Mann wohnt im Haus dein goldenes Haar Margarete
er hetzt seine Rüden auf uns er schenkt uns ein Grab in der Luft
er spielt mit den Schlangen und träumet der Tod ist ein Meister aus Deutschland
dein goldenes Haar Margarete
dein aschenes Haar Sulamith
Lait noir du petit jour nous te buvons la nuit
Nous te buvons midi la mort est un maître d’Allemagne
Nous te buvons soir et matin nous buvons et buvons
La mort est un maître d’Allemagne ses yeux sont bleus
Il te touche avec une balle de plomb il te touche avec précision
Un homme habite la maison tes cheveux d’or Margarete
Il lâche ses chiens sur nous et nous offre une tombe dans les airs
Il joue avec les serpents il rêve la mort est un maître d’Allemagne
Tes cheveux d’or Margarete
Tes cheveux de cendre Sulamith
Paul Celan «Todesfuge», 1947
Josiane Gasparini, membre d’Unité laïque