Le Monde jette un voile sur les enjeux du port du voile

Pour la sociologue, le journal du soir a présenté le débat sur le port du voile islamique dans le sport de manière biaisée : article de Nathalie Heinich, membre d’Unité laïque.

Le Monde du 21 mars a publié, sous la plume de trois journalistes (Nathalie Segaunes, Benoît Vitkine, Sylvia Zappi), un article consacré aux débats sur la proposition de loi interdisant le port du voile islamique dans les compétitions sportives, déjà adoptée au Sénat. On y apprend que – comme souvent sur ces sujets – le gouvernement est clivé : d’un côté, la ministre déléguée chargée de l’Égalité entre les femmes et les hommes et de la Lutte contre les discriminations est favorable à la loi, estimant que les terrains de sport n’ont pas à être « un lieu d’entrisme religieux » ; de l’autre, la ministre des Sports met en garde contre les « amalgames » entre le port du voile et la radicalisation. Le ministre de l’Intérieur et le ministre de la Justice sont pour, mettant en garde contre « un entrisme islamiste dans le sport, notamment des Frères musulmans », mais la ministre de l’Éducation nationale préfère renvoyer la décision aux « fédérations sportives » qui doivent « définir leur règlement intérieur ».

Elisabeth Borne ne réalise pas qu’elle commet ainsi la même erreur que son lointain prédécesseur Lionel Jospin, lorsqu’en 1989, après l’affaire des « foulards » de Creil, il avait cru bon de laisser les responsables d’établissements décider de la règle à appliquer. Cela avait entraîné des situations si problématiques qu’il avait fallu légiférer, en 2004, avec la loi interdisant le port de signes religieux dans les établissements scolaires – loi qui avait largement apaisé les problèmes, jusqu’à ce que, à nouveau, les incitations des islamistes au port de l’abaya poussent Gabriel Attal, à la rentrée 2023, à rappeler l’interdiction contenue dans la loi de 2004.

Les trois journalistes prennent le parti de contredire le ministre de l’Intérieur, opposant à ses propos un « rapport de l’institut des hautes études du ministère de l’Intérieur » qui aurait conclu à l’absence de « phénomène structurel, ni même significatif, de radicalisation ou de communautarisme dans le sport ». Or c’était en mars 2022, juste après l’affaire des « hidjabeuses » : des footballeuses (soutenues par la Ligue des droits de l’homme et par Amnesty international) avaient réclamé le droit de porter le voile en compétition – ce qui, déjà, avait suscité au Sénat une proposition d’amendement . Et, là encore, les positions clivaient au sein des partis politiques et au sein même du mouvement féministe : Alice Coffin était pour le port du hidjab, mais la Ligue internationale du droit des femmes, fondée par Simone de Beauvoir, était contre. Il a été démontré depuis que derrière cette offensive se tenaient notamment les militants de Coexister, mouvement fondé par Samuel Grzybowski (très actif dans l’organisation de la « primaire populaire » de 2021) pour « aider à favoriser la diversité religieuse » selon une stratégie d’influence venue des États-Unis . On est loin du discours irénique sur les jeunes musulmanes simplement désireuses de pratiquer leur religion, en-dehors de tout projet politique…

Mais revenons à l’article du Monde. Il évoque « la volonté de la droite d’interdire le port du voile dans le sport ». Voilà une information pour le moins biaisée car incomplète : est-ce par ignorance ou de façon délibérée que les auteurs omettent de mentionner qu’une partie de la gauche y est également opposée ? Qu’il s’agisse du souci féministe de ne pas laisser imposer aux musulmanes le port d’un vêtement synonyme d’entrave à la liberté et à l’égalité, ou du souci républicain de ne pas laisser le fondamentalisme religieux empiéter sur la liberté de conscience, l’interdiction est, à l’évidence, la meilleure arme contre les pressions communautaires qui, en prétendant normaliser le port du voile, portent atteinte à la liberté des femmes de ne pas se voiler.

Arrivé à ce point de l’article du Monde, le lecteur attendrait logiquement des prises de position émanant des deux camps opposés, comme c’est la règle bien connue des journalistes. Il n’en est rien : les seuls propos rapportés sont hostiles au projet de loi. Est cité ainsi le recteur de la grande mosquée de Lyon, qui voit là une volonté « d’interdire aux jeunes filles de pratiquer » (comme si un terrain de sport était un lieu de pratique religieuse) ; la fondatrice de l’association marseillaise Balle en main, qui craint que certaines se sentent désormais « exclues de la pratique du sport » (comme s’il ne leur était pas possible d’ôter leur voile à l’entrée du terrain, comme c’est le cas dans les établissements scolaires) ; l’historien Jean Baubérot, dont on connaît depuis longtemps l’opposition à toute imposition de la neutralité, au nom d’une laïcité « ouverte » ou « tolérante » qui l’amena à être le seul membre de la commission Stasi à refuser de voter pour la loi de 2004 ; le sociologue Raphaël Liogier (un « académo-militant » qui contesta l’attribution à Caroline Fourest du prix du livre politique pour La Tentation obscurantiste), qui stigmatise un « débat purement identitaire » ; et, enfin, Nicolas Cadène, ex-rapporteur de feu l’Observatoire de la laïcité (souvent taxé de complaisance envers l’islamisme et opportunément supprimé après l’assassinat de Samuel Paty), stigmatisant une loi qui serait « le contraire de la laïcité ».

On attend encore les points de vue des partisans de cette loi… Ils se font pourtant souvent entendre, y compris au sein de partis de gauche, et grâce à diverses associations (Collectif laïque national, Comité Laïcité République, association Unité laïque…). Ils ne s’appuient pas seulement sur la loi de 1905 (qui, en effet, n’impose la neutralité qu’aux personnels de l’Éducation nationale) mais aussi sur celle de 2004 (qui, rappelant les circulaires de Jean Zay de 1936-1937, l’a imposée aussi aux élèves) et, surtout, sur la prise en compte d’un contexte ayant radicalement changé depuis le début du siècle dernier, avec la montée en puissance de l’islamisme, porté notamment par les Frères musulmans et qui cherche à imposer la prééminence d’une loi religieuse sur la loi civile. Dans un tel contexte, qui n’a plus rien à voir avec celui de 1905, ce qui importe c’est non plus la lettre de la loi mais son esprit, à savoir la protection de la liberté de conscience – et non pas la « liberté religieuse », comme le prétendent ceux qui confondent la laïcité avec une simple coexistence pacifique des religions, oubliant au passage que le droit de se déterminer en-dehors de toute religion est fondamental en République.

Par ailleurs, pour ce qui est du sport, la règle 50-2 de la charte olympique interdit dans les compétitions toute propagande politique ou religieuse : pourquoi les fédérations sportives s’exonèreraient-elles de cette obligation, dont la nécessité tombe sous le sens si l’on veut préserver l’esprit même du sport sans qu’il soit pollué par des considérations extérieures ?

Il faut beaucoup de naïveté, ou beaucoup de rouerie, pour considérer ces arguments comme inexistants ou comme non pertinents. Il faut aussi une certaine indifférence à la déontologie pour publier un article aussi ouvertement partisan dans un journal qui a bâti sa réputation sur son objectivité. Le Monde ne s’y serait pas pris autrement s’il avait voulu démontrer l’existence de l’islamo-gauchisme (qui, selon ses idiots utiles, n’existerait pas, comme le wokisme), et sa pénétration au sein de sa propre rédaction.
Nathalie HEINICH


[1] Cf. Nathalie Heinich, « C’est l’affaire de Creil qui se rejoue sur les terrains de sport », L’Express, mars 2022

[2] Cf. Aline Girard, « Le soft power religieux et marchand à l’assaut de la République », Cités, n° 96, 2023, p. 176-182.


(*) Nathalie Heinich est sociologue, spécialiste de l’art contemporain. Elle a aussi écrit un essai sur le wokisme, « Le wokisme serait-il un totalitarisme ? ». Pour aller plus loin : Jean Baubérot, Nathalie Heinich, Les Déchirements de la laïcité, éditions Mialet-Barrault, collection Disputatio, 2023.