Samuel Paty, 5 ans après – Discours François Truffer
« Rose, Laureline, Morgane, Aaron, Baptiste, Camille, Nolwenn, Valentine, Julie et Lucie.
Nos jeunes acteurs du soir.
Où étaient-ils en cet après-midi du 16 octobre 2020 ?
En cours d’EPS. De français. Ou de retour à la maison. Des collégiens de 5ème.
Ils ne comprirent pas d’abord comment une telle violence avait pu surgir dans un espace si banal et quotidien. L’espace du commun. Protégé des bruits et du tumulte de la Cité et protecteur de chacun.
Où étions-nous au soir du 16 octobre 2020 ?
Ensemble.
Ses collègues. Les Professeurs. Comme ce soir. M. Dorville, leur professeur documentaliste. Mme Bellery, leur professeur de théâtre. M. Michel, leur professeur d’Histoire et moi-même et tous les autres…
Il y a cinq ans chaque professeur au soir de ses vacances se voyait confronté.
Nous nous sommes appelés. Se souvenir toujours. Noter. Il nous fallut écrire.

Il fallut trouver les mots pour ne pas faire avec.
Il nous fallut parler. Puis dire.
Face aux élèves. A la rentrée. Les larmes qu’on retient. Et celles qu’on abandonne.
Les insuffisances et les fautes de l’institution. La gêne et les petits renoncements dans les salles des professeurs.
Il fallut trouver la force de se relever et de résister. Se défendre. Défendre ce qui hier encore était acquis, ce qui allait de soi. Avec le devoir quotidien de ne jamais perdre de vue l’éthique des moyens employés pour résister.
Ne rien céder de ce que nous sommes. Jamais. Ni par lâcheté. Ni par dépit. Ni par violence.
Il nous fallut avoir le courage de dire tout en résistant aux assignations et aux petites facilités.
Partout. Il fallut réintroduire de la République et de la complexité.
En même temps.
C’est d’abord le courage sublime de Mickaëlle Paty qui en ces jours sombres nous porta et nous y aida. Les Professeurs ne pouvaient pas flancher. La République ne pouvait plus reculer.
Si, elle, avait la force d’être là.
Ce soir encore.
Ce soir. C’est encore, ce petit miracle de justesse qu’il nous faut saluer ici, pour nos élèves et pour nous, professeurs : la découverte du Professeur la pièce de théâtre d’Emilie Frèche.
Ce texte qu’ils ont appris. Qu’ils ont aimé. Qu’ils ont parfois appris à aimer.
Le Professeur d’Emilie Frèche est une œuvre qui parvient à réparer, à élever, à instituer. Etymologiquement presque à rétablir quelque chose de briser ou d’oublier.
Surtout le texte est mu par des forces qui le dépasse ; celles de l’Histoire bien sûr mais aussi celles, plus subtiles, de la littérature :
La langue. Les mots. Les individus et leurs zones grises.
C’est la littérature qui nous permet de dire à nouveau, de faire face, tout en faisant entrer le complexe qui seul peut donner à voir vraiment les femmes et les hommes.
La littérature, les mots de Mme Frèche, ne sont pas seulement là pour éclairer. Ils sont là pour faire entrer l’élan des subjectivités et la fragilité des instituions dans la complexité du monde.
Et dans des corps qui soudain les incarnent.
La pédagogie, dit-on, est un acte de répétition.
Alors nous avons répété, redit, rétabli des évidences.
Eux, nos élèves, ont répété. Aussi.
Car la résistance est un combat de la représentation.
Ils veulent représenter une société française triste, excluante et moribonde.
Nos jeunes élèves, nos futurs citoyens, vont se présenter et représenter :
Des mots lumineux. Chargés de deuil et d’espoir.
Le fol espoir de l’avenir. Celui qui animera encore longtemps le for intérieur quand le doute surgira.
Rose, Laureline, Morgane, Aaron, Baptiste, Camille, Nolwenn, Valentine, Julie et Lucie.
Ils poursuivent le cours de leur vie d’adolescents.
Ils poursuivent le cours de M. Paty.
Ils donnent chair ce soir au Professeur et à tous les autres.
C’est en continuant le cours de Samuel Paty que nous serons fidèles à sa promesse d’émancipation.
Nos jeunes comédiens nous obligent à l’engagement ce soir.
En reprenant ses mots, en continuant à discourir, à aimer, à débattre, à accepter d’être heurtés…nous resterons, à tous les sens du terme, des femmes et des hommes de parole. »
Discours de François Truffer, professeur de Lettres au lycée Camille-Claudel de Palaiseau
Hommage à Samuel Paty, 16 octobre 2025
