Salman Rushdie « La solitude du coureur de fond » * ou la partition des silences.
Un dialogue entre fiction et réalité de Michèle Gautard, auteur de romans, recueils de poésie, théâtre, membre d’Unité Laïque.
Quand on atteint ce seuil…Celui où l’on assassine un écrivain parce qu’il a écrit une œuvre de fiction…Il est salutaire de franchir cette lisière où la fiction s’empare du réel.
- Aujourd’hui, « la solitude du coureur de fond » me fait mal.
- Que veux-tu dire ?
- As-tu entendu parler de Salman Rushdie ?
- Tu te moques de moi !?
- Par les temps qui courent, il est préférable de préciser les choses.
- Qu’est-ce qui te prend ? Tu me connais pourtant !
- Oh ! On croit connaître l’autre, mais la nature humaine révèle bien des surprises. J’ai cru bien connaître tous ceux qui étaient discriminés et auxquels je m’associais pour défendre leurs droits au nom de la liberté et de l’égalité.
- Qu’est-ce que tu racontes ! Nous sommes des universalistes dans une démocratie. Tout ça… va de soi !
- Tu trouves ! Ferais-tu partie de cette majorité silencieuse dont certains se disent aussi universalistes et qui préfèrent se taire et laisser quelques minorités d’identitaires imposer leurs diktats à l’ensemble de la collectivité ? Les exemples se multiplient aujourd’hui. Ils investissent l’espace public, les lieux culturels, institutionnels, universitaires, et j’en passe. Et tout cela, en faisant fi de la majorité. Ils réécrivent l’histoire, censurent les livres, la culture, en traitant tous ceux qui ne sont pas leur miroir de racistes, de sexistes, d’homophobes, et j’en passe, là aussi. Ah ! j’oubliais… Nous sommes aussi fascistes. Tout cela dans le seul but d’espérer nous culpabiliser et par ricochet de nous faire taire, car vois-tu, à leurs yeux nous sommes tous coupables.
- Mais ce sont des méthodes totalitaires !
- Je ne te le fais pas dire.
- Mais… qu’avons-nous fait ?
- Es-tu devenu stupide à ce point ? Coupable de quoi ! Eh bien, tout simplement d’être un blanc, un hétéro ou de revendiquer d’être tout bêtement un homme ou femme, pour ne prendre que quelques exemples. Et pour ce que nous représentons, ils veulent nous blacklister.
- Blacklister ?
- Oh ! Pardon… J’aurais dû dire « blanclister ». Ça aurait pu faire rire autrefois ; mais aujourd’hui, même le mauvais humour te jette dans la fosse aux lions ou t’envoie en place de Grève. Non… Désolé, je me trompe d’époque. Je voulais dire condamné par les réseaux sociaux. Oui, les époques évoluent en technologie, mais les esprits, eux, sont restés en place de Grève. Aujourd’hui, utiliser le mot « blacklister » pourrait faire de moi un raciste.
- C’est à ton tour d’être idiot. Tout d’abord tu exagères et ensuite « blanclister » n’existe pas !
- Aujourd’hui, les mots n’ont plus aucun sens. Et ceux qui en avaient… En place de Grève ! Non, malheureusement, je n’exagère pas. Sais-tu que dans certains conservatoires, il y a des élèves qui commencent à s’insurger parce qu’ils trouvent discriminatoire cet instrument de musique que l’on nomme un piano.
- Un piano ! Et pourquoi ?
- Parce que les touches noires sont minoritaires.
- C’est une blague ?
- Non, ce qu’il y a de plus sérieux et de véridique.
- Non, mais tu es tombé sur la tête pour me raconter des trucs pareils !
- Décidément, tu ne vois pas ce qui se passe au sein de nos institutions, de nos universités et écoles. Quant à nos politiques, ils appliquent celle de l’autruche sous le même étendard… le « pas de vagues » ; feignant au passage d’oublier qu’ils mettent en danger les fondations mêmes de notre démocratie. Mais aurais-tu, toi aussi, fait tienne la devise « Je n’entends rien, je ne dis rien, je ne vois rien » ?
- Peux-tu m’aider à y voir un peu plus clair ?
- Commence par entendre et le reste viendra. Écoute d’abord cet assourdissant silence qui nous entoure. Tiens, prend l’exemple de l’école. Un espace démocratique et laïque qui donne sa chance à chacun. N’est-il pas devenu un terrain de guerre, gangréné par les actions de ces groupes identitaires et communautaristes qui remettent en question la moindre virgule qui ne leur plaît pas dans l’enseignement de leur professeur ? Et certains ne cherchent-ils pas à imposer dans ces espaces leurs us et coutumes dogmatiques qui ne concernent qu’une minorité ? Et comme si les uns ou les autres avaient les compétences requises, chacun y va de sa griffe émotionnelle, sexuelle, identitaire, dogmatique et jette en pâture l’enseignant qui ne lui convient pas sur la toile publique. Tu vois, quand le corps devient un espace politique, même si les plus jeunes sont manipulés et n’en ont pas toujours conscience, les tribunaux populaires fleurissent dans le jardin d’une démocratie qu’ils proclament à leur seule effigie. Et je ne te parle pas de tous ces conférenciers, chercheurs et autres spécialistes dont les colloques ou débats sont annulés sous la pression de ces minorités, ni de ces spectacles chahutés ou censurés par ces nouveaux inquisiteurs de la pensée, qui veulent purement interdire et valider de leur seul point de vue, ce qui est juste ou pas pour l’ensemble. Crois-tu que tout cela aurait pris cette ampleur, si les enseignants avaient été soutenus par leur hiérarchie qui donne implicitement raison aux élèves offusqués par cette virgule qui n’est pas un point ?
- Un point noir.
- Ne dis pas des choses comme ça !
- Mais dis-moi, quel rapport tout cela a-t-il avec Salman Rushdie ?
- J’allais y venir, mais tu m’as fait faire une digression qui pourrait faire croire à un amalgame. Là, on monte en puissance. Non ! Là… On atteint l’innommable ! Vois-tu, toute intolérance finit par conduire à l’extrême. Mais avant de poursuivre sur cette question, il est important que je sois plus précis sur les quelques points évoqués et ce, afin d’éviter méprise et contresens. Si la parité et la représentativité des femmes et des minorités sont des facteurs qu’il faut bien évidemment défendre car effectivement il y a beaucoup de discriminations envers eux, le choix d’un candidat, quel que soit le domaine, ou d’une œuvre artistique, ne peut avoir pour critère prioritaire que la compétence et le savoir-faire. Et ce, bien sûr, quel que soit le sexe et la couleur. Mais aujourd’hui, il faut cocher prioritairement les cases genre, sexe, couleur, pour appliquer des critères jugés désormais politiquement corrects. Des critères qui donnent bonne conscience et surtout permettent d’obtenir des subventions, quitte à évincer de réelles compétences et à censurer ceux qui ne rentrent pas dans ces nouvelles cases. En agissant ainsi, n’ouvrons-nous pas l’ère à de nouvelles discriminations ? À moins que nous ne tombions dans l’ornière de l’absurde et de la démagogie, qui comme tu le sais, ne font en rien avancer l’égalité et la parité.
- Cette fois, tu fais tout seul une digression …Et Salman Rushdie ?
- Tu as raison, mais certains détours permettent de mieux comprendre la suite. Et là, j’en viens à Salman Rushdie. Là, il s’agit d’ôter la vie ! Le climax de l’horreur, décidé par une minorité religieuse, pour bâillonner la liberté d’expression, l’art et la culture, entre autres. Trouves-tu normal et rationnel qu’au nom d’un dogme religieux on décide de la vie et de la mort d’un écrivain ? Écrire et mourir, parce que l’encre raconte des histoires que les ignorants prennent pour leur réel. « Les versets sataniques » est une œuvre de fiction. Tu entends… De la fiction ! Mais où est-on ?
- Et même si cela avait été un essai…
- Bien évidemment. Là, tu as raison. Mais comme c’était pour moi une évidence, j’ai voulu te rappeler comment l’invention du réel conduit à ce qu’une fiction tue pour de bon !
- Tu as beau penser de moi ce que tu veux… Je n’ai pas non plus oublié qu’un enseignant fut décapité pour avoir montré quelques dessins à ses élèves. Et là, nous n’étions pas dans l’enceinte d’une université. Là aussi, tout être sensé pourrait dire qu’il perd la trace du réel… Et pourtant, ce qui s’est passé n’est pas une fiction. Et… Si j’avais un peu de courage, je rajouterais qu’assassiner un être humain au nom de Dieu, n’est-il pas le pire des blasphèmes ?
- La voilà la question… La peur. C’est elle qui engendre le manque de courage. Mais si l’on cède par peur à tous les totalitarismes, quels qu’ils soient, vers quel monde va-t-on ?
- Oui… Certes. Mais que fais-tu tout seul, face à ces minorités armées ?
- On s’unit. On se rassemble. On cesse de trembler et d’être sur la défensive. Et l’on n’a nullement honte d’assumer nos valeurs, la défense de nos libertés, de la démocratie, de la culture et de cette si précieuse liberté d’expression. Et surtout, on applique la loi de la république dans l’école laïque.
- Tout un programme !
- Simple à appliquer pourtant.
- Oui, avec un peu de volonté, de solidarité et un peu moins de lâcheté… peut-être… peut-être…Et Salman Rushdie ?
- « La solitude du coureur de fond ». Le titre de ce livre m’est revenu en m’interrogeant sur cet assourdissant silence autour de sa tentative d’assassinat. Ces quelques mots m’ont semblé résumer la profonde solitude de ce grand écrivain. Si fort heureusement, il y a eu des élans de solidarité internationaux, ce mouvement a fini par très vite retomber comme un soufflé ; alors qu’un tel acte aurait dû embraser le monde. Là, il y a une anomalie !
Mais que s’est-il donc passé entre ce 11 janvier 2015, qui vit déferler une marée humaine dans les artères parisiennes et mondiales, et… ce silence, très vite revenu, quelques temps après la tentative d’assassinat de Salman Rushdie ? Et ne crois-tu pas qu’en cédant à la peur, nous abandonnons le terrain de nos libertés et de nos valeurs démocratiques aux obscurantistes et aux assassins ? Et qu’il est grand temps de faire savoir à Monsieur Rushdie qu’il n’est pas seul et qu’il n’a pas perdu la vue d’un œil, l’usage d’un bras et subi de multiples blessures physiques et morales dans l’indifférence générale. Il a écrit une œuvre qu’une immense majorité a lue et appréciée internationalement ; une œuvre que son assassin n’a même pas lue. Ne crois-tu pas qu’il est grand temps que la peur change de camp et que Monsieur Rushdie, qui est un modèle de courage et de talent pour nous tous, se sente un peu moins seul ? … Ne crois-tu pas ?
- Oui. Tu as raison. Mais…
- Il n’y a pas de mais, sinon nos démocraties vont très vite sombrer sous le joug totalitaire de la barbarie. Et l’on parle de courage, dès que quelqu’un se met à contrer ces petits inquisiteurs ! Oui, ils sont courageux et louables ; mais ils sont bien seuls. Il est grand temps de se dire que nous sommes proches du chaos en s’insurgeant dans le seul silence de nos intérieurs. Il est grand temps de se rappeler que la première victime en pays totalitaire est la culture car c’est elle qui fait trembler les dictatures. Elle est notre bien collectif le plus précieux. Il est grand temps de la protéger et d’être solidaire, en soutenant haut et fort tous ceux qui la font vivre librement.
- Il faut dire que certains groupes politiques n’aident guère. Par pur clientélisme électoral, ils cautionnent insidieusement ces minorités religieuses, en trahissant nos valeurs républicaines.
- Les liaisons dangereuses n’ont jamais trouvé la voie des lumières et des libertés. S’il n’y a plus de volonté politique, il doit y avoir des voix citoyennes, multiples, qui sortent du silence pour faire rayonner la culture sous toutes ses formes, libres et sans entrave. Contrairement aux apparences, vous n’êtes pas seul Monsieur Rushdie. Non. Vous n’êtes pas seul. Et si écrire est devenu un crime et que l’on continue de se taire, cela veut dire que nous ne sommes plus en démocratie. Notre silence donne des forces aux ennemis de la démocratie et des libertés. L’autocensure est le début du renoncement. Alors non… Vous n’êtes pas seul Monsieur Rushdie. Il y a des kyrielles d’hommes et de femmes libres qui sont derrière vous. Il suffit juste d’une étincelle pour que tout cela devienne enfin visible. Monsieur Rushdie vous êtes un symbole de lumière pour tous les écrivains, artistes et créateurs partout dans le monde pour qui la liberté d’expression et la création sont la puissance vitale de ce souffle universel. Un souffle porteur de cette lumière qui fait si peur à ceux qui n’aiment pas la vie.
La force de l’écriture et le courage des écrivains sont des armes lumineuses qui empêchent nos démocraties de s’éteindre. La seule réponse à l’obscurantisme est de lire et de relire vos livres Monsieur Rushdie et de vous dire que nous sommes là, à vos côtés.
* « La solitude du coureur de fond », titre emprunté à la nouvelle du Britanniquee Allan Sillitoe « The loneliness of the long-distance runner », publiée en 1959.