La singularité contre l’identité
Rachel Khan, Racée, Paris, L’Observatoire, 2021, 160 p., 16€.
Juriste, scénariste, actrice, danseuse, ancienne athlète, Rachel Khan écrit aussi des livres. Le dernier, Racée, constitue un précieux antidote pour contrer l’air du temps identitaire.
Séparer ou réparer. Il existe des mots qui séparent et d’autres qui réparent. Rachel Khan a choisi son camp. C’est ainsi qu’elle oppose l’idée d’être “racée”, concept fait d’additions, à celle de “racisée”, qui exalte le repli identitaire. Noire, gambienne, d’origine musulmane et catholique par son père, blanche, juive et française par sa mère, elle refuse d’accompagner les tenants d’un « essentialisme identitaire » et voit en la polémiste Rokhaya Diallo « une pyromane qui simplifie le monde et lave le cerveau d’une jeunesse racée ». De la même manière, elle incrimine les indigénistes dont la « méthode est simple : lutter contre les discriminations par la discrimination » en répertoriant les « catégories de Français d’un point de vue racial », qualifiant « cette mission d’inspiration ségrégationniste ». Elle pourfend tout autant un autre mot qui sépare, l’intersectionnalité, dont le fonds de commerce repose sur « la concurrence des douleurs ».
Entre ceux qui séparent et les mots « fourre-tout qui ne vont nulle part », Rachel Khan fait œuvre utile en suggérant de se défier de normes langagières fabriquées par les entrepreneurs identitaires et qui ont colonisé le registre lexical des responsables politiques et des prescripteurs médiatiques. Il en est ainsi du mot “minorité”, dont elle observe que les « les communautaristes ont compris que cette notion est un levier ». « Affirmer son appartenance à une minorité a vocation à se couper du reste de la population et d’en jouir », note-t-elle, relevant judicieusement que « face à ces minorités dominatrices, on se tait. La mise à mal de la liberté d’expression est le signe que ces lobbies sont d’une puissance inouïe. Dans notre système démocratique déphasé, l’objectif n’est plus de gagner par la majorité mais bien de devenir des minoritaires en majorité ».
Mots vides et bons sentiments
Prenant des exemples aux Etats-Unis sachant qu’ils préfigurent souvent ce qui advient en France peu après, Rachel Khan affirme que « nos élus n’arrivent plus à nous préserver des tensions identitaires ». Pire même, certains prospèrent sur cette vision de la société tandis que d’autres encore « accros aux éléments de langage, n’arrivent plus ni à se faire entendre ni à contrer les pires idéologies ». Dans une « foire aux bons sentiments », ils garnissent leurs discours de “bienveillant” et d’“inclusif”, de “mixité”, de “diversité”, de “faire société” et de “vivre-ensemble”. « A ces mots vides correspondent des actes inactifs », remarque encore l’auteur avec un sens efficace de la formule, et « le vivre-ensemble reste le placebo générique d’une pensée qui ne panse rien. Aucun engagement, aucune responsabilité, l’important est d’avoir bonne conscience ».
Autre mot chéri par le discours public, celui de “diversité” qui, « tout en achetant la paix sociale, offre une base solide aux quotas ». Rachel Khan contre-attaque : « Nous avons effacé la race, mais nous avons gagné un mot qui ment en l’avouant dans le même temps ». Décidément, la reconquête sémantique reste un chantier à entreprendre tant les zélateurs de l’identité ont en quelques années réussi à imposer leur approche toxique. « L’injonction de nous réduire en mettant nos intimités au diapason d’une couleur de peau, d’un nom, d’une religion, d’un territoire pour rentrer dans la case “diversité” ou dans des réunions non mixtes est une ingérence autant qu’une colonisation de nos êtres », accuse encore l’auteur. Elle condamne aussi l’expression “minorités visibles”, qui « fait croire que l’existence n’est réduite qu’à la partie clinquante de l’iceberg » et qui correspond finalement bien aux normes dominantes d’une société où le paraitre domine, louant la superficialité et bannissant l’intimité. Au-delà de ce qui pourrait sembler une simple controverse théorique, Rachel Khan pose avec clarté les enjeux du débat et les risques contenus dans ces dérives : « Pour les identitaires, fidèles aux pires périodes de l’histoire, toute singularité qui s’exprime en tant que telle est une trahison à l’unité du groupe. Ce dernier doit être homogène ». Pour ceux qui voudraient résister à cette logique, la lecture de Racée fournira, on l’a compris, de puissants arguments.
Philippe Foussier
2021