Une France multiple et divisée
Jérôme Fourquet, L’archipel français. Naissance d’une nation multiple et divisée, Seuil, 2019, 384 p., 22 euros.
Directeur du département Opinion de l’IFOP, Jérôme Fourquet propose dans son dernier livre une description des évolutions qui ont caractérisé la société française ces dernières décennies et de l’impact politique qu’elles ont engendrées.
Un archipel. C’est ainsi que Jérôme Fourquet définit la nouvelle France. Notre nation est selon lui marquée par ce processus qui la fait s’éloigner d’un modèle d’unité et d’indivisibilité façonnée par un moule culturel commun. Désormais, la France ressemble à un archipel d’iles qui s’ignorent les unes les autres.
L’auteur identifie de nombreuses évolutions qui se sont échelonnées ces trente dernières années pour établir son diagnostic. Marginalisation du catholicisme, sécession des élites, affranchissement culturel et idéologique d’une large partie des catégories populaires, montée en puissance d’une hétérogénéité ethnoculturelle… Ces éléments ont concouru à la fragmentation progressive de la nation. Fourquet insiste sur le déclin du référentiel judéo-chrétien comme phénomène anthropologique structurant, enclenché à partir des années 1960. La sécession des élites tient aussi une place privilégiée dans l’analyse. Celles-ci se sont massivement regroupées dans des secteurs géographiques propres, dont l’évolution sociologique de Paris rend partiellement compte. En trente ans, la capitale est ainsi passée d’un quart à une moitié de cadres et professions supérieures pendant que la proportion des ouvriers y était divisée par trois. Toutes les métropoles connaissent une même évolution.
Des prénoms qui en disent long
Jérôme Fourquet consacre un examen particulier à l’évolution des prénoms, qui illustre ce processus d’archipelisation à l’œuvre. La croissance des prénoms anglo-saxons et arabes a été considérable ces dernières décennies. Pour les premiers, leur multiplication a été d’autant plus forte que le vote FN y était massif. Les cartes reproduites sont impressionnantes de similitudes. Les prénoms arabes ont eux aussi connu un essor massif en une vingtaine d’années, qui sont désormais donnés à près de 20% des nouveaux-nés sur l’ensemble du territoire, à plus de 40% en Seine-St-Denis, avec des phénomènes graduels d’endogamie familiale qui entrainent eux-mêmes une endogamie communautaire et religieuse.
L‘auteur propose aussi des éclairages instructifs sur le déclin des grands médias comme structurant une approche matricielle commune ou sur la hausse massive de consommation de cannabis, laquelle a triplé en 20 ans et génère aujourd’hui 200 000 emplois dans une économie parallèle dorénavant très implantée et structurée. Sur le développement exponentiel du complotisme, Jérôme Fourquet désigne une série de causes : « l’aura de la science progressivement remise en question », « les paroles institutionnelles fondées sur un discours rationnel a la légitimité de plus en plus contestée », « dans un climat marqué par les discours du doute et du soupçon, le relativisme gagne du terrain »… Autre illustration de cette archipelisation de la société française à travers la multiplication des établissements scolaires hors contrat : il s’en crée 100 nouveaux par an, qui illustrent l’attrait croissant de parents pour des pédagogies aux caractéristiques quelquefois très éloignées des canons républicains.
Les trois secousses
Jérôme Fourquet pointe en outre trois secousses vécues par la société française ces dernières décennies. La première en 1983-84 avec l’émergence du FN et la visibilité accrue des populations issues de l’immigration, la seconde avec le « non » au référendum de 2005 et les émeutes des banlieues et enfin 2015 et le « moment Charlie ». 2005 a selon lui reconfiguré le spectre politique français en effaçant partiellement le clivage droite/gauche au profit d’un autre, « gagnants/perdants », que la victoire d’Emmanuel Macron en 2017 a incarné avec éloquence. « De 1983/84 à 2015, observe Fourquet, la France a été secouée de très violentes convulsions. Soumis aux mouvements puissants de forces antagonistes, le paysage politique historiquement organisé autour de des partis traditionnels s’est trouvé de plus en plus fragilisé car rendant de moins en moins compte de l’état réel de la société et des antagonismes la traversant ». L’analyse des manifestations du 11 janvier 2015 est également très éclairante, qui détruit les assertions du sociologue Emmanuel Todd selon lequel c’est une France de crypto-pétainistes, blancs, racistes, catholiques « zombies » qui serait descendue dans la rue ce jour-là. Or, plus le vote Le Pen est élevé et plus la mobilisation fut faible dans les mobilisations qui se sont déroulées à travers tout le pays. En conclusion, l’auteur remarque que l’incantation au « vivre ensemble » masque de plus en plus mal la réticence des divers archipels de la société française à s’y plier.
Le livre de Jérôme Fourquet, abondamment illustré par les cartes, tableaux et graphiques du géographe Sylvain Manternach, est un document d’une très grande utilité et d’une grande importance pour comprendre les mutations récentes de la société française et son état actuel. Au-delà d’approches déjà parfois évoquées par d’autres auteurs, cet ouvrage propose en effet une forte proportion d’éclairages jusqu’alors négligés pour comprendre la France des années 2010. De ces informations et constats disparates se dégage une cohérence que le titre et le sous-titre du livre résument parfaitement. Nous assistons en effet à la naissance d’une France multiple et divisée, ce qui signifie que le modèle républicain a cessé de produire ses effets. L’analyse de Fourquet nous incite à ne pas nous aveugler davantage mais à nous placer devant les faits, que le bandeau du livre nous invite lui aussi à creuser : « Où allons-nous ? ». Doit-on se résigner à cette communautarisation sociale, économique, ethnique, culturelle, territoriale, religieuse qui emprunte finalement son logiciel au modèle anglo-saxon ? Ce processus est-il inéluctable ? A quoi nous mènera-t-il in fine ? Ou alors existe-t-il une perspective de réactivation d’une logique unitaire et indivisible dont la République française a héritée, d’ailleurs, d’autres traditions politiques, monarchique ou impériale ? La réponse appartient certes aux responsables publics mais aussi aux citoyens.
Philippe Foussier
2019
Analyste politique, Jérôme Fourquet est l’auteur de plusieurs ouvrages sur des sujets variés. Parmi eux, Accueil ou submersion ? Regards européens sur la crise des migrants (l’Aube, 2016), L’an prochain à Jérusalem ? Les juifs de France face à l’antisémitisme (Fondation Jean Jaurès-l’Aube, 2016) ou encore Karim vote à gauche et son voisin vote FN. Sociologie électorale de l’immigration (FJJ, l’Aube, 2015).