Introduction à la conférence « La laïcité est-elle exportable ? »
Café Laïque « Laïcité, Laicidad, Secularism ! »
17 novembre 2021, en collaboration avec l’association Le Chevalier de La Barre
Par Jean-Pierre Sakoun, président d’Unité Laïque
Parmi les éléments constitutifs de l’idée démocratique, on trouve la séparation du politique et du religieux. Toutes les démocraties respectent ce principe : on est également citoyen, quelle que soit son appartenance ou sa non-appartenance à une église. Mais ce principe se met en œuvre dans des conditions différentes selon les pays dans lesquels il s’applique.
Pour simplifier, il y a deux traditions, la tradition anglo-saxonne, à laquelle l’Allemagne fédérale s’est conformée, puisque la démocratie allemande a été au fond formée par la démocratie et l’influence américaines. Elle y a rallié tous les pays d’Europe du Nord, qui d’ailleurs pour la plupart, l’avaient adoptée, conformément à leur tradition libérale, luthérienne ou calviniste. C’est une tradition fondée sur l’égalité de toutes les religions, sur la liberté religieuse comme dimension première et sur des formes de collaboration dans la vie sociale entre organismes publics et cultes, qui pour nous est assez déroutante. Il paraît par exemple normal que le président des États-Unis prête serment sur la Bible, qu’on sache quelle est l’affiliation religieuse de tous les hommes politiques et que les groupes religieux entretiennent des lobbies et agissent en tant que tels auprès des instances publiques. C’est le cas dans le cadre de l’administration européenne, d’inspiration clairement anglo-saxonne et démocrate-chrétienne. Cette tradition est un des deux grands modes de séparation. Il reste le principe fondamental que les Américains appellent « le mur » de séparation et qui dans certains domaines, est plus infranchissable que dans notre pays laïque. Ainsi, le financement public de l’école privée, confessionnelle ou pas, apparaîtrait aux États-Unis comme une incongruité absolue.
Et puis il y a la tradition dont nous sommes les héritiers ; comme le disait Paul Ricoeur, nous avons droit à la continuité historique. Et la continuité historique, pour nous, c’est la laïcité. C’est la forme française de séparation du politique et du religieux, avec toutes les conséquences qui en découlent. C’est un projet de liberté et d’émancipation, dont les formes sont héritées d’un siècle de conflit entre la République et la légitimité monarchique et religieuse de l’Église catholique, tout au long du XIXe siècle, qui a été pacifié par la Loi de séparation des Églises et de l’État. Notons que ce conflit qui a vu se rapprocher le légitimisme de la religion catholique contre la République, a été précédé de huit siècles de lutte entre le pouvoir royal et la même Église catholique, ancrant l’opposition entre liberté du politique et joug religieux dans une très longue histoire de France.
Les Français ont le droit et même le devoir, s’ils veulent continuer à exister comme forme originale de démocratie libérale, de respecter et de promouvoir les formes qui leur ont été transmises.
Cette différence ne remet pas en cause un élément essentiel : la Séparation du religieux et du politique, le sécularisme, est compréhensible par tous ceux qui vivent dans des pays démocratiques ou qui se battent pour la démocratie, contrairement à ce qu’avance une certaine doxa favorable au retour du religieux dans le champ de la décision politique et du contrôle des citoyens. Allons même plus loin, comme va nous le démontrer clairement Renée Fregosi, la forme particulière de la laïcité que nous avons patiemment construite est, elle aussi, parfaitement compréhensible dans le monde démocratique ou parmi ceux qui aspirent à la liberté.
La laïcité n’est pas un idéal désuet, « un truc de vieux ringards[1] ». Elle s’est même très bien exportée. Pensons à la Turquie d’Atatürk, à l’Amérique latine, à l’Uruguay, au Mexique, où le mot de laïcité existe. Ce n’est pas une obsession française qui ne serait pas accessible aux autres peuples. La laïcité fait partie de ces enjeux universels qui, évidemment, et comme plus généralement le sécularisme, se déclinent d’un pays à l’autre en s’adaptant aux spécificités de l’histoire nationale de chacun.
Il est très important d’avoir cela en mémoire et de rappeler sans cesse cette évidence, parce qu’émerge dans ce débat et souvent à partir des États-Unis, une volonté communautariste de faire de la France une entité vieillotte , dépassée, intolérante voire raciste. Or non seulement c’est faux, mais c’est même l’inverse !
Les idées et le système politique qu’a produits la France en la matière, sont des modèles inspirants et intéressants pour tous les pays du monde. Encore une fois pas parce qu’on pourrait exporter telle quelle notre vision, fondée sur une histoire. En revanche, dire que pour que toutes les religions et tous les non-croyants soient respectés, la Séparation de l’État et des cultes et la neutralité du premier sont essentielles, constitue une vision très moderne et une condition fondamentale de la vie dans une société sans violence et fraternelle.
Les « ringards » ne sont pas les Français. Les sociétés qui vont mal aujourd’hui sont celles où on a laissé le communautarisme aller beaucoup trop loin, polarisant radicalement la société. C’est l’exact contraire du projet républicain.
[1] Expression de Jean-Michel Blanquer, ironisant sur la laïcité vue par les Américains »