La France sous nos yeux

La France sous nos yeux. Economie, paysages, nouveaux modes de vie, par Jérôme Fourquet et Jean-Laurent Cassely, Seuil, 2021, 490 p., 23€.

Après l’excellent ouvrage de Jérôme Fourquet, « L’archipel français », dont il existe une fiche de lecture écrite par Philippe Foussier pour Unité Laïque sur notre site, ce nouvel opus invite le voyageur curieux et lucide à promener avec acuité son regard sur le paysage français. Pour assurer une lecture révélatrice des détails les plus importants, les deux auteurs nous munissent d’outils, ceux-là mêmes dont s’était servi Armant Frémont, géographe à l’origine de la notion d’« espace vécu », auquel il est rendu hommage en introduction : les statistiques, les auteurs académiques, la littérature et l’observation directe.

Si nous percevons tous intuitivement cette France dont il est question, son passé, ses métamorphoses, ses aspirations, ses errements, nos convictions seront ici ébranlées ou confortées. Rien ne vaut une immersion concrète…

La France d’aujourd’hui

Que nous vivions aujourd’hui dans un pays désindustrialisé et tertiarisé est une évidence pour nous tous. Serge Tchuruk, à la tête d’Alcatel au début des années 2000, avait en une phrase théorisé ce virage aigu, pourtant déjà entrepris depuis le début des années 1980 : « Alcatel doit devenir une entreprise sans usine. » La part du secteur industriel dans le PIB s’élevait en 1980 à 24 %. Elle était de 10 % en 2019… De quoi affaiblir économiquement les territoires concernés et déstabiliser l’univers qui gravitait autour des usines et assurait la cohésion sociale.

Et si en 1970 la France comptait 1 588 000 exploitants agricoles, elle en comptait 429 000 en 2017. Cette catégorie de la population ne pèse plus significativement que dans ce que l’on pourrait appeler les « réserves agricoles », plus ou moins étendues selon les régions.

La France est devenue une vaste zone de chalandise dans laquelle par exemple le groupe Intermarché couvre désormais l’intégralité du territoire avec en moyenne un magasin tous les 17 kilomètres. La France industrielle irriguée par le rail l’est désormais par le bitume, le transit des marchandises ayant remplacé le site de production qu’était l’usine et le couple camion-autoroute étant devenu la ligne de montage et d’assemblage de notre société orientée « consommation ». En 1974, le fret ferroviaire représentait 45 % du total des marchandises transportées. Il est tombé à 9 % dans la France Amazon d’aujourd’hui.

Que Disneyland Paris soit aujourd’hui le premier employeur monosite de France, avec 16 500 employés, et que six français sur dix s’y soient déjà rendus au moins une fois dans leur vie, en dit long sur les transformations profondes qui ont modifié depuis une cinquantaine d’années le paysage français.

Ces quelques traits tirés ici grossièrement font partie d’un ensemble détaillé qui s’attache, dans ce livre passionnant, à replacer chaque région dans un contexte historique et économique, de La Ciotat à Bordeaux en passant par les Ardennes ou le Perche. Se dessine ainsi sous nos yeux une nouvelle hiérarchie des territoires dans laquelle émergent évidemment les thèmes sensibles : les gilets jaunes, les « anywhere » et les « somewhere » de David Goodhart, l’identité, le vote Rassemblement National, le vote écolo, etc.

Cette manière de procéder, alternant focales courtes et longues, s’attachant aussi bien aux petits détails qu’aux grands ensembles, permet d’aborder tous les thèmes qui heurtent parfois brutalement l’actualité, et ce sans passion aveuglante. Nous sommes invités ici à entrevoir la France d’après.

La France d’après

Si durant les Trente Glorieuses, l’arrimage des catégories populaires au corps central de la société permettait aux ouvriers et aux employés d’accéder à la société de consommation, par un effet de cercle vicieux ce modèle économique et social a précisément disparu sous l’effet d’une désindustrialisation accélérée par les délocalisations. Et dans un contexte de chômage élevé persistant, se met ainsi en marge du salariat traditionnel un vaste halo composé de travailleurs plus ou moins indépendants, d’intérimaires, de personnes enchaînant les CDD de courte durée, d’autoentrepreneurs, etc. Ce que Patrick Artus et Marie-Paule Virard décrivent ainsi : « On constate que la structure des emplois se déforme au détriment de l’industrie et en faveur d’emplois de services peu sophistiqués. Les emplois détruits dans l’industrie et les services à l’industrie sont remplacés massivement par des emplois dans les services domestiques, moins productifs, moins bien payés et moins protégés que les emplois détruits, d’où la baisse du niveau de gamme d’emplois et du niveau de vie. »

Cette transformation en profondeur remet en question la vision obsolète d’une société divisée en deux camps antagonistes, la bourgeoisie et le prolétariat. La vision du sociologue Henri Mendras d’un « ciel » social divisé en trois galaxies ne reflète plus précisément notre société actuelle (des élites dirigeantes au sommet, la constellation populaire regroupant les ouvriers et employés et la constellation centrale constituée des professions plus qualifiées). Mais cette visualisation en constellations et galaxies est un moyen pertinent d’analyser les mécanismes en jeu dans les métamorphoses en cours.

Ainsi, un ticket d’entrée dans la classe moyenne se situe désormais à bac +2. Si en 1980 les écoles d’ingénieurs constituaient un effectif deux fois supérieur à celui des écoles de commerce, ces dernières forment aujourd’hui plus de jeunes étudiants que leurs homologues scientifiques. L’ère de la start-up nation n’est que l’émergence de ce long processus qui s’est ainsi construit sur l’idée que la production s’externalise et que la richesse s’internalise. Mais pour qui ? Pour quelle part matériellement élitiste de notre société ? En 2002, Pierre Mauroy fut le seul élu socialiste à s’indigner avec raison de l’absence du mot « ouvrier » du document de campagne du candidat Lionel Jospin. On connaît la suite…

L’ouvrage de Jérôme Fourquet et Jean-Laurent Cassely s’attache dans la dernière partie à décrire les processus culturels à l’œuvre dans ce passage de la France des traditions à la globalisation. Une manière fine et pertinente de remettre la question de l’identité, brûlante, dans une perspective dépassionnée qui permette de mieux comprendre comme les pertes d’influence de l’Église ou même du Parti Communiste ont pu avoir comme conséquences. Mais surtout en parallèle visualiser la montée en puissance de l’empreinte culturelle américaine, qu’elle se concrétise par les modes de consommation ou par un retour du religieux. Ces véritables offres commerciales, marques de l’hybridation et de l’américanisation de notre société, se pratiquent à la carte. Ainsi, une église évangélique s’ouvrirait tous les dix jours sur le territoire français, montrant ainsi à quel point ce courant évangélique prospère sur les terrains laissés vacants par la disparition des structures sociales préexistantes, sous l’effet notamment de la désindustrialisation. Et à quel point aussi il s’inscrit, comme d’autres traits distinctifs nouveaux de notre paysage national évoqué dans ce livre, dans cette montée en puissance du règne de l’individu, de la valorisation de la subjectivité et du déclin des grands récits collectifs.

Après avoir refermé les pages de ce livre passionnant, le lecteur attentif n’en ressortira que plus engagé encore. Aujourd’hui 4 avril 2022, à la veille de prochaines échéances électorales et au milieu d’une campagne et de débats de fond quasiment inexistants, le retour du politique comme catalyseur efficient d’un projet commun au cœur duquel sont ancrées la liberté, l’égalité et la fraternité, est plus que jamais attendu de tous ceux qui voient en la République indivisible, démocratique, laïque et sociale, la matrice féconde de la France d’après.

Thomas Schmittel

Avril 2022

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