Montmartre ou Le Sacré Porte-monnaie de l’Eglise de France

Formellement parlant, l’affaire est simple : le Sacré-Cœur de Montmartre ayant été achevé en 1919, il est postérieur à la Loi de Séparation des Églises et de l’État de 1905 et appartient donc à l’archidiocèse, comme le rappelait en 2017 l’adjointe à la Maire de Paris Valentine Véron. On sait depuis toujours que l’église de France n’a jamais supporté de payer ce qui lui revient de payer et qu’elle a toujours préféré que ce soit le contribuable de la République laïque qui prenne en charge aussi bien ses écoles que ses églises. Et le Sacré-Cœur, ça coûte !

Même si l’église catholique est un des plus riches propriétaires de notre pays que la bienveillance malvenue de nos gouvernants autorise désormais à exploiter lui-même son patrimoine immobilier (voir notre analyse sur cette disposition inacceptable de la loi de 2021 censée renforcer le respect des principes républicains).

Malgré tous les miracles dont elle se prévaut, l’église de France ne pouvait inverser la marche du temps pour que la puissance publique prît à sa charge les réparations qu’elle n’a pas envie de payer. Elle a trouvé, comme à son habitude, une autre solution : faire inscrire, puis classer la meringue anti-communarde à l’inventaire des monuments historiques. L’inscription obtenue sans coup férir en 2017 avec les soutiens de tous les élus bigots et de tous ceux qui préfèrent oublier l’histoire républicaine de notre pays, soulageait l’église du coût des réparations à hauteur de 20%, subventionné par nos impôts. Pourtant cela ne suffisait pas ; il fallait encore obtenir le classement qui permet de faire monter la subvention publique à 40 %. Mais Paris avait différé sa demande à cause des oppositions sur lesquelles nous allons revenir. Le Conseil de Paris, en date du mardi 11 octobre 2022, a fini par accéder à la demande de classement.

En 2020 déjà, à la demande du Conseil, le classement avait été retardé, pour ne pas interférer avec la commémoration des 150 ans de la Commune. Après ce premier échec, la Mairie revient à la charge et veut faire passer la demande de classement. Mais la demande continue à se heurter à de vives oppositions. En 2017, des Parisiens facétieux avaient même proposé la destruction de la basilique dans le cadre du budget participatif de la Ville de Paris.

Les protestations des journaux de Gauche ont aussitôt accompagné la décision du Conseil de Paris : L’Humanité en date du 11 octobre, Libération (11 octobre également) fait dialoguer Pierre Nora et Mathilde Larrère, montrant par là même que Pierre Nora a tort : le classement ne peut visiblement pas réconcilier les « deux mémoires » de la France. Le Nouvelobs (13 octobre), lui, constate goguenard : « Et allez hop ! Sitôt la nouvelle apprise, a résonné la même partition, inlassablement rejouée depuis près d’un un siècle et demi, dès qu’on parle de la pâtisserie de la butte. Tandis que l’Église, prudente, préférait rester sotto voce pour ne pas raviver de vieilles querelles, diverses voix de gauche ont tonné : comment ose-t-on faire un cadeau à un monument réactionnaire ? ». Le Point (13 octobre), Les Échos (15 octobre) et même La Croix (11 octobre) essaient de rendre compte des débats en mentionnant les arguments des opposants et sans prendre parti, dans une réserve prudente. Mais Sylvie Braibant, co-présidente de l’association Les Amis de la Commune (2 500 adhérents) déclare : « Cette décision apparaît comme un nouvel enterrement de cette révolution », « un pas supplémentaire contre cette mémoire-là ».

L’argument selon lequel le « vœu national » avait été lancé avant la Commune n’a pas beaucoup de poids, même si c’était bien pour expier les fastes licencieux de l’Empire (« Son or et sa chair » comme dit Zola), et sa très déshonorante défaite finale que le projet avait été lancé, mais les événements ont poussé la Réaction à vouloir occuper définitivement cette Butte plus ou moins sacrée, (théâtre de l’exécution de Saint Denis et de ses

compagnons en 240 de notre ère), sur laquelle la Commune avait rassemblé ses canons. En tant que « lieu de mémoire » le Sacré-Cœur rappelle surtout aux Parisiens l’intransigeance de Thiers et des Versaillais pendant l’Année terrible. Avec le temps, si les monuments parlent encore aux contemporains, la basilique est presque devenue, à contre-emploi, le mausolée de la Commune, et de son écrasement barbare et inutile (le programme politique de la Commune ayant été ensuite entièrement rempli par la République, en une trentaine d’années). Sans parler de la perte des États du pape « prisonnier » à Rome, comme le dit explicitement la dédicace de la basilique. Curieusement, les Lieux de mémoire de Pierre Nora écartent cette mémoire-là d’un revers de périphrase, au profit de l’histoire de l’art, dans laquelle la basilique n’a jamais trouvé sa place. (Mais on sait que la mémoire est toujours sélective.) La République avait entouré la basilique de noms de rue et de places symboliques : Louise Michel et surtout le Chevalier de la Barre, en plantant même sa statue sur l’esplanade, entre Saint Louis et Jeanne d’Arc ! Ils seront classés en même temps que la basilique, assure la Ville de Paris, maigre lot de consolation.

Cependant, la dévotion au Sacré-Cœur de Jésus, elle, mérite un détour : selon un des panneaux en caractères dorés de la basilique, c’est à l’appel de Marie Alacoque (1647-1690), mystique du Grand Siècle renommée pour ses macérations et flagellations, finalement canonisée en 1920 peu avant la consécration de la basilique, que s’établit la dévotion au Sacré-Cœur. Jésus, en effet, lui apparut pour se plaindre de l’ingratitude, de l’irrévérence, des froideurs et du mépris de ses fidèles. Le dieu de l’amour tout-puissant se montre à elle aussi asthénique qu’un dieu aztèque, exigeant des sacrifices humains pour se raffermir. Ce retournement de la source d’amour en objet d’amour n’est pas qu’une jaculation mystique obscure : il devient un sacrement politique en inspirant les Chouans dans leurs luttes contre la République. Jésus demande du sang : on lui en donnera. Le quotidien Le Siècle s’agaçait alors de cette « recrudescence d’exaltation pieuse » et publiait : « Il fallait que le catholicisme perdît absolument pied sur la terre pour aller chercher un refuge dans ce mysticisme transcendantal. C’est une vogue pour le moment, c’est une mode, un tour d’esprit ; il faut le laisser passer. L’Europe sait bien que ces excès d’imagination, trop explicables dans les partis et dans les écoles qui disparaissent, n’altéreront pas le sens commun de la France ».

Aujourd’hui, encore une fois, la basilique se porte plutôt bien. Aucune urgence donc à venir particulièrement au secours du Sacré-Cœur, quand tant d’église parisiennes sont dans un état pitoyable. Mais le tourisme, principale ressource de la Butte, est un argument de poids. Le flot continu, la masse hébétée des vacanciers et de leurs enfants, traînant leurs tongues en haillons d’été, pourrait sembler un argument irrésistible. Entourée par les établissements de Pigalle, la Butte ne symboliserait alors plus grand chose d’autre que le tourisme de masse. Bientôt, on pourra inscrire au patrimoine universel de l’Unesco les gamins de Francisque Poulbot, urinant en vous regardant du coin de l’œil, sous prétexte qu’on les trouve dans tant de salons et de chambres à coucher du monde. La vérité de toute cette affaire, c’est que le classement d’un monument n’est pas une affaire indifférente, mais au contraire très affective. Les Français veulent voir aux Monuments historiques des bâtiments qu’ils aiment et dont ils sont fiers. Ce ne sera jamais le cas du Sacré-Cœur.

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