Le Conseil d’État, apprenti-sorcier de la guerre des crèches.

« S’il fallait une démonstration par l’absurde de l’effet pacificateur de la laïcité et de ce qui se passe lorsqu’on l’affaiblit, ces messieurs du Palais-Royal nous en auraient apporté la plus belle preuve. Non, les crèches n’ont rien à faire dans la maison commune. Non, la République française n’a pas de racines chrétiennes. Non, la différence des droits n’est pas la voie qui garantira l’émancipation, la liberté, l’égalité, la fraternité et la paix civile dans notre pays. »

Par deux ordonnances du 26 août 2016 et du 26 septembre 2016, le Conseil d’État considérait que le port du burqini[1] n’était pas répréhensible sur les plages de notre pays. Souvenons-nous que les « affaires » de burqinis furent montées de toutes pièces par les milieux islamo-fréristes, immédiatement après l’attentat de Nice du 14 juillet 2016, pour établir un contrefeu à l’indignation populaire, mettre de nouveau en position de victimes les islamistes qui veulent se faire passer pour les représentants des musulmans et distraire l’opinion de l’horreur niçoise.

Cette décision, si elle se concevait en droit, les plages étant des lieux publics que l’on peut occuper en se vêtant comme on le veut, choqua, au moment où elle fut prise. D’une part dans son rapport manipulatoire évident avec l’attentat monstrueux de Nice, mais aussi parce que, aujourd’hui comme hier, la pression islamiste sur les femmes et leur liberté, dont la première traduction est leur voilement, leur effacement de l’espace public, continue de heurter le peuple français dans sa très grande majorité, comme le démontrait en avril 2019 une enquête de l’IFOP pour la Fondation Jean-Jaurès[2].

Quelques mois plus tard, par deux arrêts en date du 9 novembre 2016, le même Conseil, venant en jugement définitif sur l’affaire de l’installation d’une crèche dans la mairie d’extrême-droite de Béziers à Noël 2014, prenait l’une des décisions les plus absurdes et les plus manifestement contraires à la loi de son histoire, en autorisant « sous certaines conditions » la présence de crèches dans les édifices publics, en particulier les mairies, bafouant ouvertement l’article 28 de la Loi de Séparation des Églises et de l’État. Celui-ci stipule sans aucune ambigüité « [qu’]Il est interdit, à l’avenir, d’élever ou d’apposer aucun signe ou emblème religieux sur les monuments publics ou en quelque emplacement public que ce soit, à l’exception des édifices servant au culte, des terrains de sépulture dans les cimetières, des monuments funéraires ainsi que des musées ou expositions ».

Par un arrêt digne des plus grands moments de logique pataphysique, les « Sages », par la grâce de leur pensée magique, transformaient les mairies en lieux d’exposition temporaire de crèches… On en rirait encore si cette décision totalement absurde ne s’était imposée aux citoyens et si elle n’était à l’origine de la guerre antilaïque dont nous constatons les effets aujourd’hui.

À l’époque de cette décision délirante, il s’est beaucoup dit dans les milieux juridiques que le vice-président du Conseil de l’époque, M. Sauvé, dont on connaît les liens revendiqués avec l’Eglise catholique[3] et qui s’est vanté publiquement de concilier les exigences de sa foi avec son devoir de très haut serviteur de l’État[4], avait écorné la loi de Séparation pour faire aux catholiques traditionnalistes un cadeau après celui fait aux musulmans intégristes avec la décision concernant le burqini…

C’est donc à cette politique de l’équilibre des bigoteries qu’il semblerait que nous devions l’un des faux-pas les plus lamentables d’une institution qui n’a eu de cesse, depuis 1905, par de nombreuses décisions, d’affaiblir la loi de Séparation dans un sens qu’elle nomme « libéral » et que nous traduirons par antirépublicain et antilaïque…

Or depuis 2016, le monstre juridique modelé par le Conseil d’État, comme la créature de Frankenstein, a échappé à son créateur – ou, peut-être, a atteint les buts que son créateur s’était fixés, contribuant à affaiblir la laïcité et à jeter la confusion, dans une logique baubéro-bianciste.

Nous savons que les élus réactionnaires confondent laïcité et rejet de l’islam et ne convoquent la première que pour justifier leur hostilité au second. Ce sont les mêmes qui tentent depuis des lustres de nous convaincre que la France a des racines chrétiennes et même catholiques, au point d’être obsédés par l’inscription de ces racines dans les textes qui nous gouvernent. C’est un peu leur hidjab, leur abaya et leur qamis à eux, dont ils se servent pour faire reculer la laïcité.

Ces élus oublient volontairement que l’histoire de la France est faite d’influences multiples, comme d’ailleurs chacun d’entre nous, et que pas plus qu’un être humain, notre pays ne saurait être essentialisé et appauvri en le ramenant à une caractéristique qui dominerait toutes les autres. Que font-ils, dans leur aspiration mariale, de notre latinité, qui nous a donné – une paille – notre langue et notre droit ? De la Grèce, qui nous a appris à penser ? De ce moment majeur et émancipateur, l’époque moderne, qui de la Renaissance à la Révolution a engendré les Lumières et libéré le sujet de sa gangue religieuse pour en faire un citoyen autonome, rationnel et politique ?

Nous pourrions à ces influences majeures, dont fait bien entendu partie le christianisme, mais qui n’est en aucun cas la seule, ajouter le travail souterrain des influences millénaires mineures, comme les origines celtes, comme le judaïsme, dont l’un des plus grands penseurs illumina le Moyen-âge champenois, comme la culture cosmopolite de la Méditerranée, dont la prégnance se traduisit même par l’existence d’une langue vernaculaire, la lingua franca, le sabir, rendue célèbre par Molière. Nous pourrions multiplier à l’infini les exemples.

Rappelons-nous de Valéry, qui n’était pas un dangereux révolutionnaire : « Partout où les noms de César, de Gaïus, de Trajan ou de Virgile, partout où les noms de Moïse et de Saint-Paul, partout surtout où les noms d’Aristote, de Platon et d’Euclide ont eu une signification et une autorité simultanée, là est l’Europe »[5].

Or ces élus et ces personnalités réactionnaires ont eu, avec la folle décision du Conseil d’État, une divine surprise… Ils avaient enfin trouvé une oreille attentive pour écouter les jérémiades victimaires, identitaires et suprémacistes des catholiques exaltés et une main secourable pour briser la loi de Séparation…

Et depuis, ils ne s’en sont pas privés ! Les crèches se multiplient comme les pains et les poissons du même inspirateur, au nom de traditions qui la plupart du temps ont été inventés la veille sur un coin de table, et qui lorsqu’elles existent, n’ont rien à faire dans les maisons communes. Les élus vendéens, qui croient refaire sans cesse les guerres obscurantistes de la chouannerie alliée à l’ennemi étranger contre la République, érigent par pure provocation une statue de Saint-Michel bien postérieure à 1905 dans les lieux publics ou décorent leurs panneaux publicitaires d’affiches ouvertement religieuses destinées à s’assurer les bonnes grâces de l’église et de ses paroissiens. Le président de l’association des maires des communes rurales fait des vœux de Noël en forme de prière exaltée à Jésus. Les plus retors nous expliquent que, comme la fête de Noël, la crèche aurait perdu son caractère religieux. Ils nous diront bientôt qu’elle a plus de légitimité à la mairie qu’à l’église… Il est vrai, n’est-ce pas, que représenter le miracle d’une Nativité fruit d’un immaculée conception n’a rien à voir avec la foi… Et lorsque le Conseil d’État, à court de décisions injustifiables, les condamne, ils pleurent et crient à la persécution…

Dernier épisode en date : des sénateurs LR, bien conscients de la faiblesse de l’absurde décision du Conseil d’État, veulent désormais modifier la loi de Séparation pour faire entrer officiellement, et non plus par un artifice juridique, les crèches dans les mairies, cela bien entendu au nom de ces fameuses « racines » chrétiennes et de la « tradition », qui contredisent dans la lettre comme dans l’esprit notre Constitution, nos institutions laïques et la nécessaire abstention totale de l’État républicain vis-à-vis des dogmes et de ceux qui les reconnaissent comme leur loi privée.

Car ne nous y trompons pas, il s’agit bien par ces manœuvres, ouvertes ou subreptices, de remplacer la laïcité par des avantages donnés à une religion reconnue qui laisserait entendre que les catholiques dans ce pays ont plus de droits que les autres croyants et que les athées, les agnostiques et les indifférents, qui représentent pourtant une majorité écrasante du peuple français.

Ne nous y trompons pas encore, l’ouverture de cette boîte de Pandore verrait s’engouffrer tous les bigots, tous les intégristes, tous les extrémistes religieux pour que dans telle ville la mairie soit ornée non pas d’un crèche mais d’une qibla, d’une menorah, ou d’une colombe surmontant une croix potencée. D’ailleurs, dans cette logique, ces quatre signes et bien d’autres encore pourraient « coexister » dans tous les lieux publics dans une sorte de spirale œcuménique et interconvictionnelle qui signerait la liquidation de la liberté de conscience dans notre pays.

Ces mêmes intégristes catholiques et leurs soutiens dans les Assemblées n’hésitent pas à plaider leur cause en se victimisant, en appelant à leur rescousse l’épouvantail du grand remplacement et en justifiant leurs demandes par le fait qu’elles seraient bien inoffensives, pleines de tendresse et de douceur, comparées à la violence islamiste. Ceci revient à considérer que, puisque certains veulent nous couper un bras, nous devrions accepter avec plaisir et reconnaissance que d’autres ne se proposent que de nous couper un doigt.

Voilà donc l’état de confusion et d’irritation dans lequel ces pseudo-sages, tout acquis à la cause de la France catholique, apostolique et romaine et à celle de la vente à la découpe de la Loi de séparation, ont jeté la société pour satisfaire les caprices identitaires des uns et des autres, contre toute logique et contre la paix civile.

S’il fallait une démonstration par l’absurde de l’effet pacificateur de la laïcité et de ce qui se passe lorsqu’on l’affaiblit, ces messieurs du Palais-Royal nous en auraient apporté la plus belle preuve. Non, les crèches n’ont rien à faire dans la maison commune. Non, la République française n’a pas de racines chrétiennes. Non, la différence des droits n’est pas la voie qui garantira l’émancipation, la liberté, l’égalité, la fraternité et la paix civile dans notre pays.

Sauvons-nous de Monsieur Sauvé. Rétablissons la laïcité partout où elle est mise en cause. Il est temps que cette mascarade se termine et que l’État laïque fasse enfin preuve d’autorité pour faire voter une loi qui conforte et confirme l’article 28 de la Loi de séparation, qui rende obsolète la décision lamentable du Conseil d’État et qui grave une fois pour toute dans la Constitution les trois phrases principielles de notre laïcité :

« La République assure la liberté de conscience.
Elle garantit le libre exercice des cultes.
Elle ne reconnaît, ne salarie, ni ne subventionne aucun culte. »


[1] Burqini : nous écrivons ce mot avec un Q et non avec un K pour contrer l’idée trompeuse que cela aurait avoir avec un maillot de bain, a fortiori un biKini et rappeler qu’il s’agit ni plus ni moins qu’une burQa de bain.

[2] Les Français, la laïcité et la lutte contre l’islamisme (ifop.com)

[3] Portrait. Jean-Marc Sauvé, serviteur impartial de l’État. (la-croix.com)

[4] Audition par l’Observatoire de la laïcité (conseil-etat.fr)

[5] Variétés 1, Gallimard, 1934, page 48

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