La laïcité, avec ou sans adjectif ?
Jean Baubérot et Nathalie Heinich, Les déchirements de la laïcité, Mialet-Barrault, 165 p. 12€
La collection qui accueille le débat entre Jean Baubérot et Nathalie Heinich a pour nom Disputatio, laquelle propose des échanges contradictoires d’arguments rigoureux. On ne sera pas déçu de ce point de vue par le débat ainsi provoqué entre les sociologues Jean Baubérot et Nathalie Heinich. Difficile d’imaginer positions plus antagoniques, qui reflètent d’ailleurs les débats qui fracturent la gauche depuis quelques décennies autour de la laïcité.
Pour camper le décor, les deux débatteurs expliquent « d’où ils parlent ». Et si Baubérot énumère les preuves académiques de son expertise en matière laïque, Heinich dit s’exprimer davantage comme « intellectuelle engagée » que comme spécialiste du sujet. En effet, la quarantaine d’ouvrages qu’elle compte à son actif sont plutôt consacrés à l’art tandis que son contradicteur s’est entièrement voué à la laïcité, ayant connu une première percée médiatique en 2003 lorsqu’il s’était distingué en étant le seul membre de la Commission Stasi à ne pas approuver la globalité de son rapport.
C’est l’islamisme qui se trouve au cœur des controverses entre les deux auteurs, et notamment -mais pas seulement- le voile, porté par les femmes ou imposé à elles selon l’interprétation retenue. Pour Baubérot, « la signification dominante du voile n’est pas la même en France » et dans les pays musulmans. Pour Heinich, « la normalisation d’une telle tenue a bien le pouvoir de contribuer à imposer dans l’espace public l’idée qu’une musulmane serait forcément voilée et forcément tenue d’exhiber en toutes circonstances son appartenance religieuse », quelle que soit la latitude où le voile est affiché. Au-delà de l’antagonisme entre relativisme et universalisme, les deux contradicteurs s’affrontent aussi sur les libertés. Quand Baubérot place au-dessus leur dimension individuelle, Heinich réplique que « le bien commun à long terme doit primer sur l’exercice des libertés individuelles à court terme (…). Dans le cas qui nous occupe, la focalisation sur les libertés individuelles ne fait que dissimuler l’action concertée des groupes de pression » frèristes.
A propos des diverses sensibilités islamistes, Baubérot fournit d’utiles distinctions : pour les salafistes, « la loi divine et les lois humaines sont incompatibles » et ils se montrent volontiers séparatistes dans leur pratique religieuse. A l’inverse, pour les courants issus des Frères musulmans, « le Coran a tout inventé et les règles humaines peuvent le copier. Ils participent donc à la vie de la cité, militent souvent pour plus de justice sociale, se montrent par contre rigoristes en matière de mœurs ». De fait, on les retrouve fréquemment dans les mouvements associatifs, politiques ou syndicaux classiques.
Historien de la laïcité, Baubérot prend l’exemple du culte français dominant pour étayer sa position, en invoquant « l’entrisme » que celui-ci a également pratiqué au sein de la société française, notamment dans l’entre-deux-guerres, avec des patronages, des organisations de jeunesse, des mouvements d’action, des syndicats et une presse catholiques. Pour lui, « cette emprise d’un catholicisme en délicatesse avec la République a favorisé l’intégration de populations d’immigrés portugais, espagnols, italiens, polonais… ». Il récuse par ailleurs la focalisation sur le voile islamique en défendant une action plus énergique pour endiguer des phénomènes comme l’excision et les mariages forcés, qui relèvent selon lui de « réalités structurellement différentes ». Heinich y répond par une interrogation : « N’est-ce pas la tolérance à l’égard des ‘traditions’ au nom desquelles on accepte le voile qui ouvre la porte à l’acceptation d’atteintes à la liberté (les mariages forcés) ou à l’intégrité corporelle (l’excision) ? ».
Des accommodements aux diktats
Lorsque Baubérot assure que les femmes à qui on demande d’enlever leur voile, par exemple pour assurer des sorties scolaires, sont humiliées, Heinich se dit « plus sensible au droit de celles qui ne portent pas le voile à circuler sans être ostracisées, comme c’est si souvent le cas dans les quartiers à forte population immigrée. Humiliation pour humiliation, il en est une qui m’est beaucoup plus insupportable que l’autre ». Pour elle, « la banalisation du voile implique à terme la stigmatisation de celles qui choisissent de ne pas le porter ». Quand Baubérot relativise l’affichage de l’appartenance religieuse, par exemple lorsqu’il cite le cas des ostensions limousines, processions catholiques dans les rues des villes et villages, Heinich rétorque qu’elles sont soumises à autorisation préalable, comme toutes les manifestations sur la voie publique.
Les controverses ne s’épuisent pas entre les deux contradicteurs, et lorsque Baubérot défend l’action du défunt Observatoire de la laïcité, Heinich relève que la conception promue par cette instance se trouvait « réduite à la coexistence des religions, conformément au modèle multiculturaliste anglo-saxon, à base d’accommodements œcuméniques aboutissant à la juxtaposition de communautés identitaires ». Baubérot, d’ailleurs, ne nie pas que son approche de la question laïque est d’abord juridique : tout ce qui n’est pas interdit est donc autorisé. Raison pour laquelle il milite en faveur d’un transfert du bureau des cultes du ministère de l’Intérieur vers celui de la Justice, mesure dont il avait convaincu le candidat EELV Yannick Jadot de l’introduire dans son programme présidentiel. Pour Baubérot, « l’Etat est un arbitre qui doit garantir et la liberté de religion et la liberté envers la religion ». Pour Heinich, « contre l’obscurantisme religieux, il nous faut recourir, plus que jamais, à cette arme de défense qu’est la laïcité : sans hésitation, sans compromission, sans concession aux diktats sournois des ‘aménagements raisonnables‘ qui ne sont que le cheval de Troie de la déraison ». On l’aura compris, à travers la quinzaine d’échanges épistolaires entre les deux sociologues, les « déchirements » de la laïcité sont tout sauf recollés. Mais au moins leur disputatio permet une appréhension claire et fort instructive des enjeux. Au-delà des questions relatives à la seule laïcité ou aux revendications religieuses, c’est bien un modèle de société divergent que défendent et promeuvent Jean Baubérot et Nathalie Heinich.
Philippe Foussier