De Jean-Michel Blanquer à Pap Ndiaye, la dilution progressive de la laïcité
Une note d’Aline Girard, secrétaire générale d’Unité laïque, pour Unité laïque
Comparaison n’est pas raison ?
Comparaison n’est pas raison, dit l’adage. Revenons pourtant sur deux événements impliquant les ministres de l’Éducation nationale qui se sont récemment succédé rue de Grenelle, Jean-Michel Blanquer et Pap Ndiaye. Une mise en perspective permet souvent une salutaire prise de conscience.
Premier épisode : le Conseil des sages de la laïcité
Le 8 janvier 2018, le ministre de l’Éducation nationale Jean-Michel Blanquer installe le Conseil des sages de la laïcité et des valeurs de la République[1] qui « exerce une mission de conseil, d’expertise et d’étude relative à la mise en œuvre du principe de laïcité et à la promotion des valeurs de la République dans les politiques publiques de l’éducation et de la jeunesse ». On affirme alors clairement que le principe de laïcité est inscrit au cœur du projet que porte l’Éducation nationale en ce qui concerne la formation des futurs citoyens et qu’il s’agit de préserver et de renforcer le modèle républicain en apportant une réponse systématique à chaque atteinte au principe de laïcité et un soutien clair à tous les personnels d’enseignement, d’éducation, de direction et d’inspection, administratifs et techniques. Il importe également de faire un état exhaustif des contestations du principe de laïcité. L’article 1 de l’arrêté du 19 février 2021 stipule : « Par ses avis et ses propositions, [le CSL] participe à la détermination des positions du ministère en matière de laïcité. Il peut être saisi par le ministre de toute question relative au principe de laïcité et aux valeurs de la République. […] Il participe à la formation des membres de la communauté éducative aux enjeux de la laïcité et des valeurs de la République dans l’espace scolaire».
Le 12 avril 2023, le ministre de l’Éducation nationale Pap Ndiaye réforme le Conseil des sages de la laïcité. L’article 1 de l’arrêté paru ce jour même stipule : le CSL « agit sur saisine du ministre. Il rend ses avis et études au ministre. Il étudie les conditions de respect et de promotion des principes et valeurs de la République à l’école et dans les accueils collectifs de mineurs, notamment la laïcité, la lutte contre le racisme et l’antisémitisme, la promotion de l’égalité des sexes et la lutte contre les discriminations. […] Il participe, à la demande des recteurs, de la direction générale de l’enseignement scolaire et de l’institut des hautes études de l’éducation et de la formation, à la formation des équipes académiques valeurs de la République et des membres de la communauté éducative aux principes et valeurs de la République dans l’espace scolaire. Les membres du Conseil ne peuvent intervenir dans les établissements que sur sollicitation des recteurs. »[2]
Deuxième épisode : la formation des enseignants à la laïcité
Le 14 juin 2021, le ministre de l’Éducation nationale Jean-Michel Blanquer tirant les conclusions du rapport de Jean-Pierre Obin sur la formation des personnels de l’EN à la laïcité et aux valeurs de la République rédigé à la suite de l’assassinat de Samuel Paty, lance un plan ambitieux de formation continue des enseignants à la laïcité. A partir de la rentrée 2021, 1 000 formateurs issus de toutes les académies et de tous les départements bénéficient d’une formation renforcée et intensive sur quatre ans. Ce réseau, qui atteint 1 450 formateurs à ce jour tous fortement engagés pour la laïcité et les valeurs de la République, organise avec succès des formations dans les écoles, collèges et lycées, à destination de tous les personnels, quel que soit leur statut.
Le 15 mai 2023, le ministre de l’Éducation nationale Pap Ndiaye réoriente la formation des formateurs Laïcité et valeurs de la République et laisse entrevoir l’avenir lors des journées de clôture du cycle de formation lancé par son prédécesseur. Au cœur des préoccupations figure dorénavant « la lutte contre les discriminations et les agissements à caractère discriminatoire à l’école » à grands coups de « plan national de lutte contre le racisme, l’antisémitisme et les discriminations liées à l’origine 2023-2026 », de « plan national d’actions pour l’égalité, contre la haine et les discriminations anti-LGBT+ 2020-2023 » et de « plan interministériel pour l’égalité entre les femmes et les hommes 2023-2027 ». La laïcité et les valeurs de la République ? On a certes confié le 15 mai à Iannis Roder[3] le soin de démontrer « l’importance de mener une pédagogie de la laïcité dans les établissements scolaires », mais on a eu plutôt tendance ensuite à traiter la question par le petit bout de la lorgnette et on s’est contenté d’« approcher » la laïcité et les valeurs de la République à travers l’enseignement des langues vivantes, des lettres classiques, de l’éducation artistique et culturelle, de la physique-chimie…
D’un ministre l’autre, qu’observe-t-on ?
Sans vouloir décerner un satisfecit à J.-M. Blanquer à l’origine de plusieurs réformes catastrophiques, on ne peut, à travers ces évolutions et en dépit des discours tenus, que constater un affaiblissement des valeurs de la République et une dilution de la laïcité, valeur cardinale de notre pays. Pourtant le Code de l’éducation (article L111-1) dispose sans équivoque : « Outre la transmission des connaissances, la Nation fixe comme mission première à l’école de faire partager aux élèves les valeurs de la République. Le service public de l’éducation fait acquérir à tous les élèves le respect de l’égale dignité des êtres humains, de la liberté de conscience et de la laïcité. » En remplacement, le grand fourre-tout des luttes contre les discriminations ethniques, sexuelles, religieuses, de genre, etc. Il est vrai que Pap Ndiaye est un convaincu de l’existence d’un « racisme structurel » en France »[4] et de la prééminence des « questions ethno-raciales ». Il convient donc de faire prendre à l’école un virage serré, d’abandonner les valeurs de la République et la laïcité qui garantissent l’émancipation et la liberté de conscience et assurent la cohésion sociale, pour sacraliser les particularismes, les identités, les ressentis qui ne pourront que favoriser dès le plus jeune âge la victimisation des individus, l’émergence d’une concurrence victimaire et l’atomisation de la société.
Au passage on bride, on noyaute et on met sous contrôle étroit les gêneurs, comme le Conseil des sages de la laïcité[5]. On prend pour des girouettes les formateurs « Laïcité et valeurs de la République », engagés avec conviction depuis dix-huit mois dans un travail intensif à la fois pour se former et pour aller sur le terrain. On noie la laïcité dans le flot de la lutte contre les discriminations, on la dilue parmi des maux (racisme, antisémitisme, inégalité de traitement, etc.), qu’elle combat par principe et dans les faits, on distille insidieusement l’idée qu’elle ne peut pas les soigner et qu’elle est donc inutile. Bref, on crée la confusion, on démotive, on culpabilise. Les laïques finiront bien par abandonner la place et laisser le champ libre aux tolérants, inclusifs, multiculturalistes et interconfessionnels. Il suffit d’attendre !
Menaces sur la loi de 2004
Pendant que le gouvernement manœuvre pour faire petit à petit disparaître la laïcité des principes à défendre en priorité au sein de l’institution scolaire, les atteintes à la laïcité à l’école se multiplient, en des proportions sans doute bien supérieures à celles recensées mensuellement par le baromètre de l’EN. Depuis la rentrée 2022, abayas et qamis défient l’école de la République aux abords des établissements, voire en leur sein quand les porteurs de vêtements religieux sont autorisés à pénétrer dans les établissements. Ces provocations témoignent d’une offensive politique planifiée et concertée, menée avec l’objectif de fragiliser les équipes de direction et les enseignants et de provoquer l’Éducation nationale. C’est aussi un moyen d’attaquer frontalement la loi de 2004 sur le port des signes religieux ostensibles à l’école, avec l’espoir de faire céder la République. Cette stratégie d’entrisme salafo-frériste aurait appelé une réponse ferme de la part du ministre et des consignes claires. Mais Pap Ndiaye renvoie, par la circulaire du 9 novembre 2022, aux responsables d’établissement la charge d’apprécier au jour le jour le caractère religieux d’une tenue. À eux de gérer, en première ligne, les pressions, les comportements agressifs, les tensions entre élèves et direction, bref les difficultés « de terrain » ou, dans le jargon de l’EN, les « incidents ». Pap Ndiaye met ainsi hélas ses pas dans ceux de son lointain prédécesseur, Lionel Jospin, quand celui-ci publiait la circulaire du 12 décembre 1989 qui faisait suite à l’affaire du voile de Creil. L. Jospin refusa d’exercer l’autorité républicaine et laissa aux chefs d’établissement et aux équipes éducatives la responsabilité de la décision au cas par cas. On sait que ce renoncement a ouvert une longue période de turbulences jusqu’au vote de la loi de 2004 et donné des ailes aux obscurantistes islamistes.
Ce contexte de turbulences et de reculs donne à penser que la loi de 2004 sur le port des signes ostensibles, accusée d’être liberticide et identitaire, fera l’objet d’une forte remise en cause dans les prochaines années. Ce d’autant que les attaques dont nous sommes les témoins surviennent dans un temps où, comme le montrent les sondages[6], le corps enseignant et les équipes de direction sont de plus en plus divisés sur la question de la laïcité et n’en sont plus toujours les garants.
Des enseignants anti-laïques ?
Iannis Roder[7] pose sans hésitation la question : « Le corps enseignant est-il encore républicain ? » et évoque deux groupes anti-laïques : les « jeunes enseignants plus libéraux » et moins bien formés que leurs aînés et des « enseignants militants politiques ou syndicaux, qui deviennent de fait des collaborateurs obscurantistes machistes et réactionnaires ».
Les jeunes enseignants réunissent les caractéristiques de leur génération. Sondage après sondage s’affirme l’existence d’une « fracture » entre la jeunesse et le reste des Français sur la question de la laïcité. Les 18-35 ans, influencés par le modèle américain de société, tentés par l’organisation communautariste, portent aux nues la liberté individuelle et la sacralité des croyances constitutives de l’identité. Ils défendent aussi la liberté de religion plus signifiante pour eux que la liberté de conscience et ne seraient pas contre l’instauration d’un délit de blasphème (C. Fourest parle de « génération offensée »). Pour eux la laïcité se doit d’être adjectivée, ouverte, inclusive, positive, plurielle, c’est-à-dire celle préconisée par Jean Baubérot, l’Observatoire de la laïcité et Coexister. En toute logique, les jeunes enseignants voient d’un œil favorable le port des signes religieux – et donc le port du voile – par les étudiantes et les accompagnatrices scolaires (ce qui est autorisé par la loi), mais aussi par les collégiennes et lycéennes et, pour près de 40% d’entre eux, par les agents de l’État (policiers, enseignants), en totale contradiction avec le principe de laïcité. Issue d’un système scolaire qui, jusqu’aux années récentes, n’était plus porteur des valeurs de la République et de la laïcité, formée dans un cadre universitaire sur la base de programmes manquant d’homogénéité et de clarté sur la question de la laïcité, cette jeune génération d’enseignants libéraux ne semble pas capable de faire la part entre opinions personnelles, principes républicains et valeurs de la profession d’enseignants. Ils nagent dans une confusion de plus en plus grande, ne savent pas définir de manière pertinente ce que sont la séparation, la laïcité et la sécularisation ce que sont la liberté de conscience, l’autonomisation de l’individu et l’émancipation.
L’autre groupe anti-laïque qui fragilise l’école de la République est celui composé, pour reprendre les termes de I. Roder, de « cette minorité agissante de fonctionnaires qui, non pour des raisons religieuses, mais pour des considérations politiques et idéologiques, cherche à faire de la lutte contre la loi de 2004 un cheval de bataille contre le “racisme systémique” que véhiculerait la République française. » C’est sans doute dans cet ensemble que l’on trouve des professeurs qui ne demandent pas aux élèves d’ôter leur hijab en pénétrant dans la classe, se mettant ainsi hors-la-loi et n’hésitant pas à accuser d’islamophobie ceux qui veulent leur rappeler ce qu’est la laïcité scolaire. La démarche d’opposition à la loi de 2004 peut aller très loin, comme le révèle Clément Pétreault dans Le Point : « Certains syndicats demandent à leurs nouveaux adhérents de se regrouper dans des établissements précis pour monter des pools d’action politique », noyautant ainsi des établissements.
Ajoutons un troisième ensemble : les enseignants de confession musulmane et dont les positions se distinguent nettement par leur haut niveau de tolérance à l’expression de la religion à l’école : 72% souhaitent par exemple qu’on autorise les élèves du secondaire à porter des vêtements traditionnels larges comme abayas et qamis (par rapport à 41% des enseignants de – de 30 ans et 20% de moyenne sur l’ensemble des personnes interrogées).[8] Cette catégorie d’enseignants combine les caractéristiques repérables dans leur génération, car la plupart sont jeunes, et celles observables à travers les sondages chez les musulmans en France.[9]
Inquiétudes
Le mécanisme d’accoutumance jouant, on s’est peu à peu familiarisé avec les revendications d’élèves qui souhaitent afficher ostensiblement leur religion et leurs pratiques confessionnelles, avec les comportements d’enseignants de plus en plus nombreux à faire passer leurs convictions individuelles, morales, politiques ou religieuses, avant les principes qu’ils doivent incarner en tant que professeurs et fonctionnaires.
En revanche on n’a pas encore pris la pleine mesure – car les attaques sont récentes – des évolutions observables au plus haut niveau de l’État et orchestrées par le nouveau ministre de l’Éducation nationale. Pour reprendre les termes du Figaro : « La laïcité à la sauce Pap Ndiaye a officiellement ses contours. Et marque un tournant politique majeur. » Assouplie, accommodée, relativisée, elle est de fait de moins en moins qualifiable et le ministre, contrairement à son affirmation, semble vouloir « diluer les questions de laïcité dans un ensemble disparate ». Pour lui, comme il l’a dit devant le Conseil des sages de la laïcité le 14 avril dernier, « adhérer aux valeurs de la République,[…] c’est considérer que chacun a sa place à l’école et dans notre République, quelles que soient sa religion, sa couleur de peau ou son orientation sexuelle ». Le pari de Pap Ndiaye, à savoir que le respect des identités (religieuse, raciale et sexuelle) et la lutte contre les discriminations permettrait de « conforter le respect du principe de laïcité » et de renforcer la République, est-il bien sérieux ?
Les laïques commencent à prendre conscience que la loi de 2004 est susceptible d’être fortement contestée dans les prochaines années : d’une part de l’intérieur même de l’institution scolaire du fait du double mouvement convergent élèves/enseignants et d’autre part du fait de l’action du ministère de l’Éducation nationale lui-même. Alors qu’on la pensait pérenne, ne va-t-elle pas rapidement apparaître comme une loi qui ne correspondrait plus à l’air d’un temps individualiste, tolérant, au parfum interconfessionnel, comme une loi qui serait une entrave à un « vivre ensemble » naïf et fantasmé dans une démocratie multiculturelle ? Ce serait une belle victoire, vingt ans après le vote de la loi, pour Jean Baubérot, le père de tous les pseudo-laïques, le seul membre de la commission Stasi à avoir refusé de voter pour une proposition d’une loi sur l’interdiction des signes et tenues manifestant ostensiblement une appartenance religieuse à l’école. Une victoire aussi pour les islamistes et leur agenda politique.
Ce qui se joue aujourd’hui dans le cadre scolaire et en périphérie de l’institution est crucial. Si l’école renonce à la laïcité, c’est la République qui est menacée.
[1] https://www.education.gouv.fr/le-conseil-des-sages-de-la-laicite-et-des-valeurs-de-la-republique-41537
[2] https://www.mezetulle.fr/conseil-des-sages-de-la-laicite-deux-textes-officiels-a-comparer/
[3] Dont la fonction de secrétaire général adjoint du Conseil des sages de la laïcité est devenue facultative depuis la réforme du 12 avril 2023.
[4] https://www.lemonde.fr/societe/article/2017/12/18/pap-ndiaye-il-existe-bien-un-racisme-structurel-en-france_5231358_3224.html
[5] https://www.lepoint.fr/societe/n-assassinons-pas-la-laicite-la-soeur-de-samuel-paty-interpelle-pap-ndiaye-15-04-2023-2516440_23.php
[6] Voir notamment https://unitelaique.org/index.php/2022/12/08/les-enseignants-face-a-lexpression-du-fait-religieux-a-lecole-et-aux-atteintes-a-la-laicite/ , en particulier chapitre 7 Des jeunes profs particulièrement ouverts à un assouplissement des règles de laïcité : « De manière plus générale, l’adhésion à au moins un assouplissement des règles de laïcité en milieu scolaire – située en moyenne à 49% – s’avère beaucoup plus soutenue chez les enseignants les plus jeunes, les proches de la gauche de la gauche (ex : sympathisants LFI) ou ceux de confession musulmane (72%). »
[7] Iannis Roder, La Jeunesse française, l’École et la République, Paris, Ed. de l’Observatoire, 2022.
[8] https://www.ifop.com/publication/les-profs-face-aux-agressions-et-aux-tensions-liees-aux-questions-de-religion-a-lecole/
[9] https://www.ifop.com/publication/les-musulmans-en-france-30-ans-apres-laffaire-des-foulards-de-creil/