Conseil de la laïcité de Chambéry : de quelle laïcité parle-t-on ?

Aline Girard, secrétaire générale d’Unité Laïque, dénonce la mise en place du Conseil de la laïcité de Chambéry porté par des membres de Coexister.

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Conseil de la laïcité de Chambéry : de quelle laïcité parle-t-on ? (lepoint.fr)

Le Conseil de la laïcité de Chambéry, installé le 30 mai dernier, se veut « un lieu d’échange autour des questions de laïcité et du vivre-ensemble ». Il est « composé d’experts de la laïcité, de représentants de l’État et des religions et convictions existantes sur la commune, d’élu·es et de membres d’associations, avec un nombre équivalent de femmes et d’hommes. Il s’agit d’une instance consultative sur les questions de la laïcité dont l’objectif est de favoriser la concorde. Une attention particulière est portée à la parité dans la composition de ce conseil car les femmes sont très présentes dans les instances et les associations religieuses ».

Qui sont les quarante-deux membres de ce conseil pléthorique qui, comme l’annonce le maire Divers gauche, Thierry Repentin, sera consulté « sur les questions de laïcité, de diversité et de respect des convictions des citoyens » et encouragera « des projets locaux autour du vivre-ensemble » tout en « garantissant la neutralité de la puissance publique » ? Outre dix élus et cinq personnalités qualifiées, il réunit des représentants institutionnels et associatifs (Direction des services départementaux de l’Éducation nationale, préfecture de la Savoie, Ligue des droits de l’homme, Ligue de l’enseignement, Fédération des œuvres laïques de la Savoie, Association départementale pour le développement et la coordination des actions auprès des étrangers de la Savoie).

Mais on ne s’arrête pas là, il y a aussi cet étonnant « Collège des représentant·es des associations, cultes, convictions et mouvements de pensée » qui fait cohabiter tous les cultes présents sur le territoire : la communauté juive de Savoie, le diocèse catholique de Chambéry, l’Église protestante unie de la Savoie, le Conseil national des évangéliques de France, le Comité départemental du culte musulman de la Savoie, l’Association cultuelle des très controversés Témoins de Jéhovah, la tradition bouddhiste, l’Association de cohésion familiale protestante de Savoie, auxquels on agrège la Fédération du scoutisme français, dont cinq des six associations membres sont rattachées à une confession.

Sommes-nous là dans une instance placée sous l’égide d’une mairie qui « entend faire vivre la laïcité à Chambéry » ou dans une assemblée interreligieuse dont la raison d’être et la préoccupation sont la recherche du bien-être convictionnel des communautés et le respect de leurs pratiques ? Quand on sait que la mairie de Chambéry a été conseillée par Convivencia, on ne s’étonnera pas de la composition de ce conseil.

Valoriser la diversité religieuse

Convivencia, la petite sœur lucrative de Coexister, interconvictionnelle comme sa maison mère, a été créée en 2015 par Samuel Grzybowski et Victor Grèzes « pour aider les entreprises et les collectivités à valoriser la diversité religieuse et lutter contre les préjugés ». Partout elle aide à donner une place de choix à la religion sous couvert de laïcité « inclusive » et au prétexte du respect des différences et de la « tolérance à l’égard des croyances de chacun ».

Convivencia, présidée par Victor Grèzes et dont le site Web est très avare d’informations sur l’activité de la société, a conseillé par exemple Décathlon, Michelin, Orange et Total. Pour ce dernier, elle a participé à la conception du Guide pratique sur la prise en compte du fait religieux dans le groupe. Parmi les conseils aux managers : ne pas restreindre le port de signes ou vêtements religieux ; envisager la mise à disposition de salles de prière ; au nom du « respect de l’autre », relativiser la portée de certains comportements, par exemple ceux des hommes à l’égard des femmes.

Attribués à la seule religion, ils seraient en fait « l’héritage de traditions ou religions anciennes. Dès lors, il est parfois difficile de distinguer clairement ce qui relève de l’observance religieuse de ce qui ressort des traditions héritées et transmises de génération en génération. » Comme c’est joliment dit ! Mais sans surprise quand on s’intéresse à Convivencia comme à Coexister, l’essentiel est que, au sein des entreprises comme de l’institution scolaire, diversité rime avec expression libre de la religion, même s’il faut pour cela imposer aux femmes, au nom de la religion, des comportements masculins discriminants.

Parmi les clients de Convivencia figurent aussi des organisations publiques. Cette réalité ne surprend pas compte tenu des puissants appuis politiques et institutionnels dont ont bénéficié Convivencia et Coexister, principalement celui de feu l’Observatoire de la laïcité, qui les a distingués avec un prix de la laïcité de la République française. Mais elle interroge grandement sur la capacité de discernement de la commande publique.

267 000 euros

Ainsi en a-t-il été du ministère de l’Agriculture et de l’Alimentation et du ministère de la Justice, qui a acheté à Convivencia Conseil, pour un montant de 267 000 euros, comme l’indique un rapport de l’Inspection générale des finances, des prestations de formation (discriminations, fait religieux, laïcité, vivre-ensemble et radicalisation) pour l’École nationale d’administration pénitentiaire et l’École nationale de protection judiciaire de la jeunesse.

Plus récemment, Convivencia a conseillé La Gazette des communes, l’hebdomadaire de référence des collectivités locales, pour la rédaction de son « Guide de la laïcité pour les territoriaux » publié en tant que hors-série fin juin 2022, « véritable support publicitaire pour Convivencia : interview pleine page de son fondateur, “reportages” sur des actions conduites par le cabinet pour des collectivités locales, et même citation élogieuse d’un site Internet, “e-laïcité”, qui n’est autre… qu’un site commercial proposant les prestations de Convivencia », comme le pointait alors Gilles Clavreul, ancien délégué de la DILCRAH.

Avec les collectivités territoriales, le champ d’intervention qui s’est ouvert à la société de conseil est sans limite. On s’est inquiété à bon droit, avec McKinsey, de l’influence des cabinets privés sur l’action publique. Avec Convivencia, il faut s’en inquiéter aussi. Chambéry est-elle tombée dans le panneau de Convivencia ou la mairie se sent-elle des atomes crochus avec les défenseurs d’une laïcité très accommodante à la Baubérot, dont Jean-Louis Bianco, Samuel Grzybowski et Victor Grèzes sont les porte-voix ?

Pour Thierry Repentin, la recherche d’une nouvelle cohésion sociale passerait-elle par des accommodements œcuméniques aboutissant à la juxtaposition, sur le modèle anglo-saxon, de communautés identitaires et religieuses qui se tolèrent et s’apprivoisent au mieux ? Avec une laïcité synonyme de liberté de religion – concept absent, il faut le rappeler, du droit français, qui ne reconnaît que la liberté de conscience et le libre exercice du culte, on nage en plein mélange des genres, en pleine confusion des registres, confusion que la Ligue des droits de l’homme et la Ligue de l’enseignement, membres elles aussi du Conseil de laïcité de Chambéry et dont les dérives anti-laïques sont bien connues, s’emploient à entretenir. Le ver interreligieux est décidément dans le fruit de la laïcité.

Laïcité « positive » et « ouverte »

En tout cas à Chambéry, on ne fait pas les choses à moitié et on est cohérent. On se fait conseiller par Convivencia et on invite Valentine Zuber, « spécialiste de l’histoire de la liberté religieuse en Europe occidentale et de la laïcité en France et dans le monde », pour une conférence inaugurale. Or Valentine Zuber n’est pas n’importe qui. Directrice d’études à l’École pratique des hautes études, titulaire de la chaire « Religions et relations internationales », membre associée du groupe Sociétés religions laïcités créé en 1985 par Jean Baubérot, elle aussi est une proche de ce « grand penseur de la laïcité ». Elle fait partie de ce réseau d’influence idéologiquement cohérent qui, à travers des organismes aux organigrammes imbriqués (IREL, Observatoire de la laïcité, Vigie de la laïcité, Coexister, Convivencia, Enquête), défend une société religieuse sous la bannière de la « laïcité positive » ou de la « laïcité ouverte » et oriente la société vers le concept anglo-saxon de tolérance communautariste.

Les religions qui « fabriquent du lien social européen »

Cette vision serait plus adaptée selon eux au renouveau de la croyance religieuse et à la multiculturalité ethnique et confessionnelle de la France d’aujourd’hui, mais elle est surtout parfaitement en phase avec, d’une part, le positionnement idéologique de l’Union européenne, projet à l’origine chrétien-démocrate, pour laquelle les religions « fabriquent du lien social européen » et donnent une « âme à l’Europe », pour reprendre la formule de Jacques Delors, avec d’autre part la volonté des cultes de jouer à nouveau un rôle central dans la Cité. Valentine Zuber dans sa conférence du 30 mai a insisté : « Une société dont la laïcité serait l’extinction du religieux et des groupes serait une société totalitaire. » Un art certain d’influer sur les esprits en convoquant quelques épouvantails et en créant la confusion sur un sujet souvent mal maîtrisé.

Quelle laïcité le Conseil de la laïcité de Chambéry va-t-il promouvoir et défendre ? La coexistence harmonieuse des religions ? On est en droit de s’interroger. Dans la réflexion qui a conduit à l’installation de cette assemblée, la laïcité est dès le départ dévoyée : de principe constitutionnel, elle est ramenée à un sujet d’échanges à hauteur de la très faible notion de « vivre-ensemble » et elle n’est finalement considérée que comme une religion parmi les autres (sans doute celle des athées !), non comme un pilier de la République. Il faudra suivre avec attention les travaux de cette instance consultative qui pourrait être tentée de proposer des arrangements déraisonnables aux édiles municipaux.