L’anti-Drumont

Christophe Donner, La France goy, Paris, Grasset, 2021, 506 p., 24 €

Ce roman haletant s’enracine dans les archives familiales personnelles de l’auteur, Christophe Donner.

Il retranscrit surtout avec une grande précision un paysage historique et politique. Celui de cette France basculant d’un XIXème siècle bouillonnant vers un XXème siècle sanglant et barbare. Celui aussi d’une IIIème République frappée de plein fouet par l’affaire Dreyfus.

Henri Gosset, l’arrière-grand-père de l’auteur, naît en 1874 à Cateau dans le nord. Les périples qui l’amèneront à Paris, jusqu’à le plonger plus tard dans la première guerre mondiale, constituent les trames qui donnent à ce roman toutes les qualités d’une description minutieuse de l’époque et de son atmosphère. Les archives de ses lettres et autres écrits viennent rythmer ce récit historique avec une acuité fine.

Mais c’est sur l’amitié d’Henri Gosset et Léon Daudet que se tisse cette plongée historique dans la France de la fin XIXème. 1870 est passée par là et la haine des prussiens, du Kaiser Guillaume Ier, du chancelier Bismarck, et plus encore l’antisémitisme, seront les ferments d’une haine viscérale rongeant la société française de l’époque.  Christophe Donner, en s’appuyant sur les archives de sa famille, scrute avec nous cette époque schizophrène.

Henri Gosset, séduit dès sa rencontre avec Léon Daudet, n’ira jamais jusqu’à basculer complètement dans les délires complotistes et antisémites de cet ami si cultivé. La narration de cette amitié ouvre très largement la focale sur ce courant, qui trouvera son point culminant de haine antisémite et antirépublicaine dans l’affaire Dreyfus. Dans ce passionnant roman nous croisons Alphonse Daudet, Edmond de Goncourt, Edouard Drumont. Mais aussi Gustave Tridon, le Marquis de Morès. Ici nous posons nos yeux sur cet assemblage protéiforme qui s’attache à débusquer le juif où qu’il soit, surtout dans l’imagination sans borne que leur haine antisémite et antirépublicaine assure à ces complotistes chevronnés.

L’affaire du Canal de Panama est l’un des grands scandales de l’époque, peut-être le plus grand. Edouard Drumont, fort de son succès « La France juive », dont Alphonse Daudet aura été un soutien efficace, crée un journal, « La libre parole ». Peu de temps après sa création, Drumont sera le premier à dénoncer ce scandale du canal de Panama. Pourtant la France regarde ailleurs. « La libre parole »  ne retient pas ses coups. Aucun numéro ne passe sans la dénonciation d’une spoliation d’un bien français par un juif, ni encore d’un complot ourdi par un juif. Sans compter les attaques personnelles. Les procès pleuvent, publicité finalement pas cher payée. Les duels aussi.

Et puis c’est l’affaire Dreyfus. Drumont tient son scandale. Il ne le lâchera jamais. Jusqu’à sa chute. Passons ici sur l’affaire Dreyfus. Les historiens ont œuvré depuis et l’innocence d’Alfred Dreyfus est incontestable, n’en déplaise au médiocre éditorialiste chantre de la masculinité et autres négationnistes en tout genre. Edouard Drumont s’éloigne de la famille Daudet, en particulier de son filleul de cœur, Léon Daudet. Ce dernier et Charles Maurras créent « L’action française » dans lequel l’ancien protégé de Drumont signe ses articles de son pseudonyme Rivarol. « L’action française » et ses camelots du roi ouvriront alors d’autres pages sombres, violentes et meurtrières de notre histoire.

Sur ce fond très sombre se calque une IIIème République pleine d’un élan libéral. Loi de 1881 sur la liberté de la presse et la liberté d’expression, loi Ferry de 1882, loi sur la liberté d’association de 1901, loi de séparation des églises et de l’état de 1905…

Une institutrice vient bouleverser la vie d’Henri Gosset. Il est lecteur, peut-être plus par amitié pour Léon Daudet, de « La libre parole ». Elle lit « Le bonnet rouge », quotidien satirique plus anarchiste que républicain.  Elle manifeste aussi, pour le progrès social, contre la guerre qui s’annonce. Deux personnages intimement liés dont les idées s’affrontent et permettent à Christophe Donner de braquer ses projecteurs sur les courants anarchistes, sur Miguel Almereyda, anarchiste dandy passé par les séjours en prison puis la rédaction en chef du Bonnet rouge, mais aussi sur Jean Jaurès, son assassinat, etc.

Toutes les pièces de ce puzzle dense amènent petit à petit le lecteur vers l’issue terrible que constitue la Première guerre mondiale. Les courants nationalistes, royalistes, anarchistes, antirépublicains charrient des courants violents qui s’entrechoquent en une mer déchaînée. La guerre est inévitable. La famille Gosset y sera plongée. Léon Daudet, fervent va-t-en-guerre et lâche patriote, aussi. Cette époque regorge de scandales, de journalistes complotistes prêts à tout du moment que la haine éclate. Comme le dit Drumont : « Toute la question est de savoir jusqu’où on peut aller ». Vaste programme dans lequel la vérité  n’a pas sa place. Ni la paix.

« La France goy », écho à un passé passionnant et sinistre, répond à « La France juive » et nous engage. Le passé doit conseiller l’avenir. Notre époque actuelle, si complexe et difficile à lire soit-elle, ne présente-t-elle pas les signes inquiétants qui font le substrat de la discorde et de la guerre ? Ce roman nous engage à écrire les réponses à venir avec l’intelligence et l’acuité nécessaires pour cela.

Thomas Schmittel, 2021

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