Un concordat clandestin pour l’islam de France

La tribune cosignée par Pierre Ouzoulias, sénateur des Hauts-de-Seine et Jean-Pierre Sakoun, président d’Unité Laïque, publiée sur Marianne.fr, ce 24 février 2022.

« Institut français d’islamologie : un concordat clandestin pour l’islam de France »

Tribune

Pierre Ouzoulias, sénateur des Hauts-de-Seine, et Jean-Pierre Sakoun, président d’Unité Laïque, estiment que l’Institut français d’islamologie, récemment créé par le gouvernement, constitue une brèche majeure dans la loi de 1905.

Depuis 1792, la République a patiemment construit l’édifice laïque. Ce mur de protection de la liberté de conscience, de l’égalité de tous devant la loi et de la liberté d’expression, a permis de briser le joug clérical imposé à la société et de laisser aux croyants le soin, la responsabilité et le financement de leurs pratiques, dans le respect des lois de la République. Le poids moral et matériel de leurs associations n’a pas à peser sur ceux que ce choix philosophique ne concerne pas.

Cet édifice qui fait de la France l’un des pays les plus libres et les plus dégagés de l’emprise cléricale, est soumis à des attaques constantes de toutes les cléricatures depuis 1905, redoublées depuis qu’en 1946, la laïcité a été inscrite dans la première phrase de l’article premier de nos Constitutions. Plus grave, depuis 1950, le législateur, l’exécutif, le Conseil d’État, se sont parfois associés à ces menées pour affaiblir la laïcité.

La dernière en date de ces attaques est vertigineuse. Elle consiste, avec l’initiative de l’État visant à « organiser l’islam de France », à doter cette religion d’une organisation consistoriale, de fondations et de facto d’un institut de théologie musulmane.

GRAND SANHÉDRIN

Analysons ici la mécanique à l’œuvre en nous référant à l’exemple éclairant de la création du Consistoire israélite de France, par le régime autoritaire du Premier Empire.

Le 10 décembre 1806, Napoléon convoque un groupe composé de soixante et onze rabbins et de notables de confession juive qu’il nomme « Grand Sanhédrin ». Cette cour suprême juive doit sanctionner officiellement l’accord trouvé entre l’Empire et une assemblée de représentants du culte juif, choisis par les préfets, dans les départements. Ces députés ont répondu à douze questions afin d’apprécier la possibilité de conformer la loi juive aux lois de l’Empire et plus particulièrement au Code civil, notamment en ce qui concerne le divorce, les mariages mixtes et la polygamie. Les décrets de mars 1808, qui fixent dans le droit les rapports de la communauté avec l’Empire et son fonctionnement consistorial, parachèvent ainsi l’édifice établi par le traité diplomatique, signé le 26 messidor an IX (15 juillet 1801) entre la France et le Saint-Siège, et la loi du 15 germinal an X (8 avril 1802), connu sous le nom de Concordat.

Par ces dispositions législatives, Napoléon a réalisé l’officialisation étatique des cultes, une « inclusion de l’Église dans l’État », selon l’expression de Philippe Portier. Non seulement l’Empereur s’assure le contrôle des cultes, mais il tente d’ajouter à son pouvoir temporel une dimension religieuse selon un dessein qu’il traduit ainsi : « Tout ce qui tend à rendre sacré celui qui gouverne est un grand bien ». En contradiction totale avec l’héritage de la Première République, les citoyens, redevenus des sujets, sont ainsi assignés à résidence religieuse et les esprits soumis au contrôle des clergés.

Le Concordat, tel qu’il subsiste en Alsace-Moselle, n’est rien d’autre que cette mise sous tutelle. Il perpétue la relation de soumission voulue par Napoléon. En cela il diffère absolument de la non-reconnaissance des cultes et de son corollaire, leur indépendance, instituées par la loi de 1905 et la séparation des Églises et de l’État.

FORUM DE L’ISLAM DE FRANCE

C’est à la lumière de ces faits historiques et de ces observations juridiques que nous souhaitons commenter la création du Forum de l’islam de France (Forif) qui s’est réuni pour la première fois à Paris le samedi 5 février 2022, dans l’hémicycle du Conseil économique, social et environnemental, à l’invitation du ministre de l’Intérieur, en charge des cultes. Il est composé de quatre-vingts personnes choisies par le ministre et les préfets de département, à l’occasion d’assises territoriales de l’islam tenues en 2021. Gérald Darmanin les a convoqués ce 5 février pour leur expliquer que leur relation à l’État passerait maintenant par des assises territoriales que le préfet de département convoquerait tous les ans.

Concomitamment, par un arrêté du 2 février 2022, le Gouvernement a créé un groupement d’intérêt public (GIP) dénommé « Institut français d’islamologie ». Une de ses missions est de « promouvoir dans les établissements membres du groupement les parcours qui pourront accueillir des cadres religieux pour leur formation scientifique sur les contenus de savoir de la religion musulmane ». Parmi les établissements d’enseignement supérieur qui sont membres de ce groupement, on trouve l’université de Strasbourg qui accueille en son sein, par la grâce du Concordat, les facultés de théologie catholique et de théologie protestante.

Cette université participe aussi au réseau interuniversitaire transfrontalier Inter-religio qui regroupe cinq universités et un établissement privé de France, de Suisse et d’Allemagne, dont l’université de Tübingen et son département de théologie islamique. Les étudiants français peuvent ainsi participer aux cours de théologie islamique de l’université de Tübingen. Souâd Ayada, la directrice de ce nouvel Institut français d’islamologie, explique qu’il « pourra accueillir des imams, mais également tous les cadres religieux de manière générale ». La coopération européenne permet ainsi un subtil contournement de la loi de 1905.

CONTOURNEMENT DE LA LOI DE 1905

La loi du 24 août 2021 « confortant le respect des principes de la République » ayant autorisé le financement des activités cultuelles par les revenus d’immeubles acquis à titre gratuit, par dons ou legs, ce qui constitue une brèche majeure dans la loi de Séparation, que nous avons dénoncée en son temps, l’islam de France se trouve donc doté d’une organisation consistoriale, de fondations similaires aux waqf des États musulmans et d’un accès à un institut de théologie musulmane.

En moins de cinq ans, le gouvernement aura ainsi de facto étendu à l’ensemble du territoire national pour le culte musulman, l’essentiel des dispositions réservées et cantonnées jusqu’ici aux cultes reconnus des deux départements de l’Alsace et de la Moselle, brisant la laïcité française.

Peu à peu l’édifice construit par les lois laïques et en particulier la loi de 1905 est attaqué par une conception anglo-saxonne de la laïcité, promue et financée par l’Union européenne, qui donne à l’État la mission d’organiser la coexistence des cultes entre eux et avec la société. Il y a urgence à s’opposer à ce démantèlement discret et insidieux par la réaffirmation du fondement laïque de la République et l’inscription dans la Constitution du premier alinéa du second article de la loi de 1905 : « La République ne reconnaît, ne salarie ni ne subventionne aucun culte ».

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