Deuxième réponse à Olivier Abel – Une controverse laïque
Par Jean-Pierre Sakoun,
Président d’Unité Laïque
Article de la Croix du 5 septembre 2022 : Olivier Abel : « Ce que je vois venir et se préparer, ce sont de nouvelles Saint-Barthélemy » (la-croix.com)
Réponse de Jean-Pierre Sakoun dans Marianne.fr du 5 septembre 2022 : « Les laïques n’ont jamais massacré personne »: une réponse à « La Croix » (marianne.net)
Réponse d’Olivier Abel dans Marianne du 9 septembre 2022 : « Le danger n’est pas la laïcité, mais son usage identitaire » (marianne.net)
L’hebdomadaire Marianne ayant décidé de ne pas pousser plus loin les échanges avec Olivier Abel, Unité Laïque publie sous forme de tribune la réponse de Jean-Pierre Sakoun au second texte d’Olivier Abel.
Contexte : dans une tribune publiée le 9 septembre 2022 par Marianne, Olivier Abel a répondu à la critique par Jean-Pierre Sakoun de l’article de La Croix du 5 septembre, signalé par Claude Askolovitch sur France Inter, reprenant les propos du premier, tenus lors de « l’Assemblée du désert » du 4 septembre, rencontre annuelle du protestantisme français.
La réponse d’Olivier Abel, dont je salue le ton modéré, me permet à mon tour de porter sur la place publique nos points de désaccord. Ne nous cachons pas la réalité, Olivier Abel et moi défendons deux conceptions de la laïcité qui sont désormais sinon incompatibles du moins suffisamment éloignées pour que nous ayons de plus en plus de mal à nous entendre et à nous comprendre.
La laïcité a posé fort peu de problèmes d’interprétation à ses défenseurs jusque dans les années 1980. Dans une France profondément marquée par la déchristianisation, qui en fait toujours aujourd’hui l’un des pays les moins religieux du monde, la laïcité signifiait – et signifie toujours pour l’immense majorité des Français, comme le démontrent toutes les enquêtes qui se succèdent depuis trente ans – d’une part la laïcité scolaire instaurée par les lois Ferry-Goblet de 1879-1886 ; d’autre part la séparation des Eglises et de l’Etat établie en 1905, après justement que l’école eut fabriqué deux générations de Français laïques et républicains, pour reprendre le fameux aphorisme de Ferdinand Buisson ; enfin un projet politique et culturel d’émancipation dont le succès se manifestait tant par la remarquable liberté de conscience et d’expression régnant dans notre pays que par la retenue des Français vis-à-vis de la manifestation publique de l’appartenance religieuse, quel que soit par ailleurs leur sentiment profond en matière de foi et de croyance. C’est toujours cet ensemble qui constitue le dispositif laïque.
Or depuis la Seconde Guerre mondiale et l’affirmation dans l’article premier de la Constitution de 1946, repris à l’identique dans celle de 1958, que la République est laïque, la contre-offensive religieuse n’a jamais cessé. Dès la fin des années 1940, l’église catholique confiait à un jeune historien militant de la cause, René Rémond, la mission de diffuser dans la société l’idée d’une laïcité « ouverte ». Cette adjectivation de la laïcité avait pour objectif d’une part de faire entendre que tous ceux qui y étaient opposés étaient donc fermés et rétrogrades ; d’autre part de remplacer progressivement dans l’esprit des Français les notions de séparation des Église et de l’État et d’émancipation par celle de coexistence pacifique des religions.
Cette logique militante à l’œuvre depuis plus de soixante-dix ans désormais, a enfanté de véritables machines de guerre contre la laïcité. Citons la plus radicale d’entre elles, la loi Debré de 1959 qui oblige l’Etat à entretenir une concurrence contrainte et faussée contre sa propre école, celle de la République. Citons encore la régression pédagogiste de l’école publique et l’échec patent de sa massification, au détriment des savoirs et de la construction du citoyen. Citons enfin l’incompréhensible mansuétude dont fait l’objet depuis les années 1980 et en particulier depuis 1989 et l’affaire du hijab des élèves du collège de Creil, l’islam militant dont l’objectif est la séparation entre musulmans et non musulmans et l’entrée en force du religieux sous ses formes les plus visibles et les plus rétrogrades dans l’école ainsi que son affirmation dans l’espace public. Or c’est au même moment que Monsieur Jospin, ministre de l’Education nationale, a commis une des fautes politiques les plus lourdes de la Cinquième République en refusant de trancher au profit de la laïcité et de la protection du libre-arbitre des élèves, lorsque cette fameuse affaire fut portée à sa connaissance. C’est deux ans plus tard que le même Lionel Jospin bombarda un professeur d’histoire et de sociologie du protestantisme à la chaire nouvellement créée « d’Histoire et sociologie de la laïcité » à l’Ecole pratique des Hautes Etudes. Ce même professeur qui s’illustra en s’abstenant, seul parmi ses pairs de la commission Stasi, à propos de la loi de 2004 contre le port des signes religieux ostensibles à l’école, ou qui proposa que l’enseignement du fait religieux fût une matière à part entière…
Depuis lors et d’une manière constante, une offensive idéologique est menée à partir de positions de pouvoir universitaires et parfois au sein même des instances gouvernementales, comme l’illustre l’activité du défunt Observatoire de la laïcité, réactivé sous une forme associative sous le nom de Vigie de la laïcité. Cette association, dont Monsieur Abel est membre du Conseil d’administration, instille en permanence la confusion sur la laïcité, sa force émancipatrice et libératrice. Deux autres courants ont opportunément adopté les points de vue de cette laïcité « changée » – pour reprendre à contre-pied l’expression choisie par Monsieur Askolovitch. L’islam politique d’une part, et en particulier les frères musulmans, qui ont trouvé dans ce travail de longue haleine d’affaiblissement de la laïcité, de la loi de 1905 et du sécularisme, un vecteur inespéré à leur propre volonté séparatiste ; plus récemment le « wokisme » qui, nourri à toutes les outrances de l’extrémisme communautariste, indigéniste et décolonial de la gauche américaine, ne pouvait que s’emparer de cet outil obligeamment mis à sa disposition par les tenants de la « laïcité ouverte ».
Ces désaccords entre d’une part les laïques et – puisqu’il faut des adjectifs – d’autre part les laïques « confusionnistes », sont désormais bien documentés et la bibliographie serait longue des travaux qui les mettent en lumière. Citons simplement le long article publié en six livraisons par Unité laïque au cours de l’été 2022, qui en s’appuyant sur le cas paradigmatique de Samuel Grzybowski, analyse les effets dévastateurs de ce travestissement de la laïcité. Or cette laïcité « nouvelle », autre adjectif permettant de renvoyer ceux qui la contestent à leur statut de « vieux râleurs », de « boomers », a, sous l’effet du travail de fond de victimisation des musulmans et de culpabilisation des progressistes accompli par les islamistes et sous l’effet de la puissance de l’idéologie communautariste américaine, envahi la gauche française. Cette dernière a ainsi abandonné ses principes et ses idéaux universalistes, égalitaires et émancipateurs au profit d’un différentialisme qui ravit tous les néo-libéraux. Rien en effet ne se marie mieux à l’impérialisme marchand que l’impérialisme communautariste, comme vient encore de l’illustrer la dernière publicité de la marque Adidas, véritable injonction au voilement des femmes.
Olivier Abel rappelle que si la gauche française fut – et espérons-le, redeviendra – le porte-étendard de la laïcité émancipatrice, son bras le plus actif fut effectivement le protestantisme. Mais comme la gauche, le protestantisme français a succombé aux mirages ci-dessus évoqués. Et c’est encore faire preuve de confusionnisme que de se parer de la gloire du militantisme laïque calviniste de la Troisième République, pour laisser entendre que beaucoup de protestants d’aujourd’hui – et nous en avons déjà croisé un certain nombre dans cette tribune – seraient les descendants idéologiques de ceux d’hier.
Devant l’affaiblissement de la défense laïque à gauche, les opportunistes sans vergogne de l’extrême-droite n’ont pas hésité une seconde à s’emparer de ce cadeau inespéré qui leur était fait et à se dire laïques pour faire avancer leurs idées xénophobes et racistes dans la société. Nous savons pertinemment que l’extrême-droite n’est ni laïque, ni républicaine, ni émancipatrice, comme le démontrent ses origines idéologiques et les votes constants de ses élus dans les différentes assemblées où ils siègent. L’extrême-droite a toujours été et reste raciste, xénophobe, anti-égalitaire, bref opposée à tous les idéaux de la République laïque. Mais Olivier Abel ne laisse pas le choix à ses lecteurs. Plutôt que de reconnaître l’existence d’une lutte frontale au sein de la gauche entre laïques et républicains d’un côté, communautaristes interconfessionnels tenants de la laïcité adjectivée de l’autre, il renvoie les premiers à l’extrême-droite. Il interdit ainsi aux Français, massivement laïques et républicains, de se reconnaître dans cette gauche qui les assimile à l’extrême-droite parce qu’ils refusent le communautarisme, l’irruption du religieux dans l’école et la « désécularisation » de la société – et les résultats électoraux continuent à démonter cette désaffection scrutin après scrutin. Or c’est bien l’universalisme, la laïcité renforcée de l’école et la sécularisation de la société qui caractérisent la gauche républicaine française depuis la Révolution et non une société de coexistence de communautés religieuses où l’émancipation est toujours reléguée au second plan, derrière l’appartenance à la communauté des croyants.
Ainsi donc pour Olivier Abel les deux termes de l’alternative sont clairs : renoncer à la laïcité républicaine et émancipatrice au profit d’une « laïcité Potemkine » abritant sous des mots vidés de leur sens une société communautarisée autour des religions ou… être un fasciste. Cette alternative sous-tend tout son raisonnement. Elle est confirmée par sa confusion entre nation et nationalisme, faisant de l’invention de la nation républicaine lors de la Révolution la matrice des dictatures du XXème siècle, dans la lignée de la pensée post-moderne.
Nous pourrions encore analyser de mot à mot les choix de vocabulaire d’Olivier Abel, par exemple ce terme de « panique » qui est le sésame de toute la pensée woke quand elle veut déconsidérer la pensée universaliste ; par exemple encore cette étrange et contradictoire référence au dépérissement de l’Etat comme cause de l’affaissement de la démocratie, alors que tout son raisonnement pousse à ce dépérissement ; par exemple aussi cette étrange déploration de la ghettoïsation intervenue dans les quartiers sans jamais y voir la main et le travail de fond des islamistes ; par exemple enfin cette idée que dans notre pays, l’un des plus libres, les plus égalitaires, les plus solidaires, où les étrangers à peine arrivés bénéficient de droits et d’une solidarité sans faille, les immigrés seraient incarcérés dans leur couleur de peau au nom d’une intrigante union sacrée.
Le désaccord entre Olivier Abel, La Vigie de la laïcité, Coexister, l’interconfessionnalisme d’une part et d’autre part la laïcité émancipatrice, libératrice, égalitaire et fraternelle que nous prônons est profond. Il s’inscrit de manière resserrée et tendue dans le réseau des mots, des expressions, de la pensée d’Olivier Abel. Puisque nous sommes des républicains laïques et démocrates, je lui propose que nous en discutions tous les deux à l’occasion d’une rencontre publique que pourrait organiser Marianne ou La Croix, au cours de laquelle nous pourrions tirer au clair nos différends, nos désaccords, mais peut-être aussi – et c’est l’espoir soulevé par l’invention du politique qui fut la gloire des Lumières françaises – trouver des points de contact pour redonner à la gauche laïque et républicaine sa dignité et sa capacité à porter les espoirs d’une société plus juste.