L’école, le management schizophrène et le séparatisme

En 1971, Olivier Giscard d’Estaing rêvait d’une école, où « la famille, des religions, des régions, des professions […] pourrait accompagner pas à pas, au niveau de l’établissement, tout le déroulement de l’éducation et de l’enseignement ». En 2022, Emmanuel Macron concrétise ce rêve en appelant à une « refondation » de l’école autour de projets locaux et individualisés impliquant les personnels de l’Éducation nationale, les parents, les élèves, les élus et la société civile. Au détriment de l’égalité citoyenne et territoriale.

Lorsqu’en août 1539 François 1er édicta les ordonnances de Villers-Cotterêts, la langue française fut rendue obligatoire dans tous les actes administratifs et judiciaires. Le latin, réservé à une élite, rendait jusqu’alors le droit et l’administration inaccessibles à tous. Ce geste était celui de l’égalité.

La Déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen de 1789 établit que la loi est l’expression de la volonté générale » et « qu’elle doit être la même pour tous, soit qu’elle protège, soit qu’elle punisse ». Elle affirme aussi l’idée d’une fiscalité pour tous sur le territoire, « contribution commune » et « publique consentie librement et répartie entre tous les citoyens, en raison de leurs facultés ». Ce geste était celui de l’égalité.

Lorsque, dès 1944, le Conseil National de la Résistance programma l’instauration d’une véritable démocratie économique et sociale, dans laquelle les services publics, telle que la sécurité sociale, assurent à tous les citoyens les moyens de leur existence, là encore l’égalité prenait corps.

Les lois Ferry et Goblet qui posèrent les fondations de l’école publique, gratuite, obligatoire et laïque pour tous furent elles aussi l’égalité mise en œuvre.

Car qu’est-ce que l’égalité si ce n’est cet idéal du bien commun à construire ? L’égalité n’existe pas. Elle est le fruit de notre travail incessant pour assurer à tous l’accès à l’espace commun que nous nous réservons en partage. Elle est cette agora dans laquelle notre devoir est d’assurer à tous l’égale possibilité d’être un sujet qui s’émancipe.

Dans l’éditorial du dernier numéro de la revue Le Délégué de l’Éducation Nationale, Eddy Khaldi, président de la Fédération Nationale des DDEN, apporte un éclairage glaçant sur le démantèlement – qui commença avec la loi Debré et n’a cessé depuis – de cette école publique fondée sur l’idéal d’égalité. Dès lors l’école publique fut minutieusement déconstruite suivant les modèles inspirés notamment par les principes de gestion d’organisation développés par Olivier Giscard d’Estaing, frère du futur Président, en 1967 dans La Décentralisation des pouvoirs dans l’entreprise et en 1971 dans Éducation et civilisation », livre sous-titré de manière explicite « Pour une révolution libérale de l’enseignement ». Dans cet ouvrage tristement visionnaire, il appelle à « remettre en cause le rôle de l’État et son monopole de fait. Il faut réaffirmer l’importance de la famille, des religions, des régions, des professions, et leur donner la possibilité d’accompagner pas à pas, au niveau de l’établissement, tout le déroulement de l’éducation et de l’enseignement ».

Depuis, tout est fait pour distiller peu à peu l’idée sournoise que, face aux insuffisances malheureuses, constatées et inévitables d’un modèle « à bout de souffle », insuffisances sciemment multipliées par les réformes proposées qui n’ont cessé de concourir à sa destruction, il n’existe pas d’autre terme à l’alternative que de le remplacer par la concurrence entre privé et public. Cette concurrence, contrainte et faussée, financée par la puissance publique contre sa propre école, ne concourt en rien à la préservation d’un bien commun que régirait l’idéal d’égalité. Elle en est la mort programmée. Ce que déjà en 1984 Jean-Claude Milner prédisait implacablement dans son ouvrage « De l’école » qui reste plus que jamais d’actualité.

L’élitisme républicain se nourrissait de mixité sociale et d’égalité de traitement. Le néolibéralisme se nourrit quant à lui de séparatisme et de cynisme.

Dans une lettre adressée aux professeurs et personnels de l’Éducation Nationale datant du 16 septembre 2022, le président de la République, Emmanuel Macron, esquisse à grands traits le paysage idéologique qui devra servir de décor à la transformation de l’école qu’il appelle de ses vœux. Dès lors que la concurrence sociale et économique est déjà mise en œuvre dans l’école, il ne reste plus qu’à détruire l’égalité sur le territoire et l’indivisibilité de la république. La « révolution copernicienne » proposée par M. Macron invite ainsi l’école à une « refondation » qui permettra à « chaque école, chaque collège, chaque lycée qui le souhaite de bâtir un projet qui lui est propre en mettant tout le monde autour de la table, les chefs d’établissement, les directeurs d’écoles, les enseignants et toute la communauté éducative, les parents d’élèves, les élèves, les partenaires associatifs et économiques, et les élus des collectivités territoriales. »

Cette idée pernicieuse que la liberté permet de choisir à la carte introduit de fait l’inégalité et l’injustice. Elle renvoie au modèle féodal ou à celui de l’Ancien Régime dans lesquels castes, régionalismes et autres particularités favorisaient des élites au détriment de populations soumises. La technocratie managériale ne peut ignorer les récoltes à venir. Elle ne peut dissimuler cette schizophrénie qui la pousse, quelques mois après la loi confortant le respect des principes de la République, dite « contre le séparatisme », à introduire pour les générations à venir une ségrégation sociale niant fondamentalement le projet républicain.

L’école est LE chantier fondamental et prioritaire que notre société se doit à elle-même. La République démocratique, indivisible, laïque et sociale affirme l’idéal de justice sociale et d’égalité sans lequel aucun citoyen ne peut accéder au bien commun. « Le premier devoir d’une République est de faire des républicains » disait Ferdinand Buisson, l’un des architectes de l’école publique sous la Troisième République.

Cette haute exigence était le ferment de l’égalité. Il est plus que jamais temps de remettre en pratique cet idéal plutôt que de continuer à le démanteler.

Thomas Schmittel, membre du Conseil d’administration d’Unité Laïque

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