Chaos de Stéphane Rozès : néolibéralisme et frustration

Rozès, Stéphane et De Benedetti, ArnaudChaos – Essai sur les imaginaires des peuples, Paris Editions du Cerf,2022.

Au début de son livre, Chaos, essai sur les imaginaires des peuples, entretiens avec Arnaud Benedetti (Cerf, 2022), Stéphane Rozès évoque d’abord brièvement sa jeunesse bourgeoise et marxiste, bien de sa génération (il est né en 1957). Mais sa contribution politique personnelle, en tant que sondeur d’opinion, directeur général de l’institut CSA, est pourtant à l’opposé de toute idéologie et, à ce titre, il a été le témoin et familier des personnages politiques de premier plan, conseiller personnel des présidents de la République. Son chemin en philosophie politique va du marxisme au rejet de l’économisme, pour mettre en avant, la dimension « imaginaire » et « culturelle » dans la marche des événements. La définition de cet « imaginaire » ou de cette « culture » déterminante n’est pourtant pas très claire dans son statut politique, mais peu importe (c’est aussi le cas chez Samuel Huntington, pour lequel les « civilisations » ne se confondent pas exactement avec les religions). L’important est de marquer la différence des volontés politiques qui sont la résultante de ces « imaginaires » ou de ces « cultures » diverses dans le monde, et surtout en Europe, à propos de leur confrontation avec le « néolibéralisme », cet épouvantail contemporain (« Tonner contre » comme dirait Flaubert).

Pour Stéphane Rozès, le « néolibéralisme » représente à la fois le déterminisme économique le plus dur, mais aussi un ensemble de procédures, considérées comme universellement valables, qui pourraient amener la paix dans le monde par la relativisation des enjeux nationaux et religieux (« Passer du gouvernement des hommes à l’administration des choses », selon l’ancien mot d’ordre des saint-simoniens). Le parallèle le plus intéressant du livre oppose « l’esprit » allemand à « l’esprit » français (comme aurait dit Montesquieu, également vague lui aussi quant à la définition de ce critère de différenciation politique, mais Montesquieu croyait encore un peu aux causes finales). Les Français, selon l’auteur, n’accordent pas beaucoup d’importance au passé ni à l’origine : hantés par la relégation de leur nation au rang de puissance moyenne, ils ont besoin de « projection » sur l’avenir et « d’incarnation » politique (et les trois derniers présidents ont très mal « incarnés » la France, et se sont révélés incapables de donner des buts à la nation). Les Allemands, au contraire, ont tout d’abord un lourd passé à conjurer, et s’accordent sur leur « ordolibéralisme » (d’abord l’idée par l’École de Fribourg : que l’Etat ne saurait avoir d’autre but légitime que l’enrichissement de ses citoyens, au mépris de toute forme de recherche de la puissance et de l’influence dans le monde).

Les Allemands considèrent donc toujours les prétentions françaises à l’universalité et à l’incarnation avec la plus grande méfiance, surtout si elles s’accompagnent de déficits budgétaires et de largesses sociales. En Europe, les peuples « frugaux » ont une sainte horreur des déficits, jusqu’à négliger les investissements les plus nécessaires, en particulier militaires. Il ne faut pas se cacher que les Allemands n’ont pas grande estime pour leurs dirigeants passés : Kohl, Schröder, Merkel ont perdu rapidement toute aura (il est vrai qu’ils n’étaient pas censés « incarner » l’Allemagne, surtout pas !). Ils étaient censés conduire prudemment le pays, et l’ont livré aux Russes et aux Chinois par mercantilisme. Mais il n’empêche que le jour même de sa prise de fonction, un président français doit courir à Berlin rassurer sur ses intentions économiques. Ce double-jeu a fini par faire émerger le « souverainisme », l’autre nom du projet pervers d’affaiblir la monnaie pour soulager la dette et limiter le spread (la différence des taux d’intérêt).

Revenons sur la question du « néolibéralisme » (« Tonner contre »). Il me semble que Stéphane Rozès attribue trop vite le « néolibéralisme » aux seules élites sorties des grandes écoles et biberonnées à l’économisme. Le « néolibéralisme » a aussi une profonde réalité sociale : celle de tous ceux qui, quel que soit leur niveau social, ne sont préoccupés que de payer leur maison, d’envoyer leurs enfants dans les meilleures écoles, de prendre de belles vacances, de se cultiver, de se déplacer sans perdre trop de temps, etc. et ceci au mépris de toute considération sociale et politique. Pour cette catégorie sociale qui, sans être nettement majoritaire, est néanmoins importante, toute limitation du projet familial, suscite l’impatience et l’irritation. L’employé contemporain ressemble en cela au « paysan parcellaire » stigmatisé par Marx dans Les luttes de classe en France, le texte inspiré par les Paysans de Balzac.

Nous touchons ici peut-être la limitation de cette catégorie trop lâche « d’imaginaire » ou de « culture » nationale. Quand Montesquieu parlait de l’esprit de la nation française, il la situait clairement dans l’aristocratie frivole et libertine. Stéphane Rozès a raison de parler du besoin de « projection » et d’« incarnation » des Français d’aujourd’hui, du moins de ceux qui descendent dans la rue pour exprimer leur souffrance au travail, mais quelle part fait-il à tous ceux qui ne partagent pas ces besoins et ces passions ? Son analyse est cependant d’autant plus éclairante qu’elle désigne encore plus nettement les fractures françaises, et n’étant pas matérialiste, elle ne laissera croire à personne que le PIB et la consommation résoudront tous les problèmes et pacifieront tous les conflits. Toutes les tentatives de réconcilier les Français avec le « néolibéralisme » n’ont fait qu’accentuer la fracture sociale.

Christophe Calame, membre du CA d’Unité Laïque